Conférence donnée par Henri-Claude Person

Les icônes

Première partie : les origines.

Quand on parle d'icône, on parle du Christianisme d'Orient, on parle de la Russie, on parle surtout de l'art Byzantin. C'est à cause de l'essor de Byzance et de l'importance culturelle et spirituelle du Christianisme dans cet empire, à la grandeur peu connue en Occident, que les Icônes soulèvent encore notre admiration....

Aussi, avant d'aller plus loin, je crois qu'il est indispensable de dire quelques mots sur l'empire et sa naissance au dépend de l'empire Romain.

Du temps du Christ, au moment de sa mort sur la croix, l'empire Romain était énorme et s'étendait d'ouest en est, de la Péninsule Ibérique jusqu'à la Syrie, depuis le Danube jusqu'à l'Egypte et la Tunisie du nord au sud..
La Mer Méditerranée était une immense mer intérieure. La décadence de cet empire Romain était en pleine évolution au début de notre ère, décadence liée à tous les problèmes que soulevait cet empire gigantesque et à l'incohérence des empereurs de Rome. En 395, l'un de ces empereurs, Théodose , divisa son empire en une pars orientalis et une pars occidentalis et donna à ses deux fils la gestion de chacune d'entre elles, pensant, par là, simplifier les problèmes en les divisant. Dans l'esprit de Théodose, il ne s'agissait nullement de couper l'empire en deux parties différentes mais de transformer ce monstre à une tête en un monstre à deux, la pars orientalis de culture grecque va se séparer de plus en plus de la pars occidentalis de culture latine. Cette séparation se fera d'autant plus facilement que la pars occidentalis et sa capitale Rome passera sous le joug barbare et disparaîtra pratiquement de la carte en tant que constituant de l'empire Romain. Seule la pars orientalis et sa capitale Constantinople, construite sur l'ancienne Byzance, conservera son homogénéité et perdra son nom d'empire Romain pour celui d'empire Byzantin. L'empire Byzantin est finalement ce qui va rester de l'empire Romain. A vrai dire, il s'agit d'un beau reste puisqu'en 1054 cet empire s'étend de Ravenne à la Syrie et du Danube à la Crète.

Il est évident que je ne peux m'étendre plus sur l'histoire très complexe de l'empire Byzantin, toutefois, on ne peut passer sous silence l'extraordinaire importance du christianisme à cette époque, et sa dépendance vis à vis de l'empereur. C'est l'époque où le temporel se mêlait étrangement au spirituel, époque où l'empereur de Constantinople levait l'impôt, réunissait les conciles, fermait les couvents, déposait ou nommait les patriarches.

En 717, éclate le crise iconoclaste qui eut des causes politiques et religieuses. Constantinople est attaquée par les musulmans. L'Islam, comme le judaïsme , qui rejette l'incarnation de Dieu, est violemment opposé aux images. En 723, le calife Yazid, qui s'est imposé en Asie Mineure, ordonne d'enlever toutes les icônes des églises. D'ailleurs, certains chrétiens y étaient aussi opposés...L'empereur de Constantinople passa dans le camp iconoclaste, voyant dans les icônes un obstacle à l'unité de l'empire entre chrétiens, juifs et musulmans. Je reviendrai tout à l'heure sur le côté religieux hérétique de cet épisode, mais je nomme tout de suite la date de 843 qui marque la fin de l'iconoclasme et l'indépendance absolue de l'église vis à vis de l'empereur, du spirituel vis à vis du temporel : la première séparation de l'église et de l'état.

L'année 843 marque aussi le début de la décadence de l'empire Byzantin tandis que naît l'empire de Charlemagne qui croît en puissance et en richesse. Le patriarche de Rome, le pape, se sépare de la tutelle de l'empereur de Constantinople pour celle beaucoup plus puissante et efficace de Charlemagne...A cette occasion l'église de Rome perdra son indépendance sur le plan spirituel et ne l'a jamais récupérée. A l'inverse, l'orthodoxie a acquis avec le sang des martyrs de l'iconoclasme, la connaissance des frontières entre le spirituel et le politique, ne s'occupant que de ce qui est à Dieu, et laissant à César ce qui est à César. On peut schématiquement dire que 843 marque la séparation historique et géographique des deux blocs de Rome et de Byzance et cette séparation temporelle sera complétée en 1054 par la séparation spirituelle avec la scission de l'église indivise en église d'Orient ou Orthodoxe et d'Occident ou Romaine. Au XlIIème siècle, l'empire byzantin s'effondre progressivement, l'influence latine y devient de plus en plus impopulaire depuis la séparation des églises. Le lundi de Pâques 1204, les chevaliers de la 4ème Croisade mettent à sac Constantinople dont les immenses trésors artistiques furent détruits ou dispersés en quelques jours.

L'empire Byzantin est épuisé et éclate de partout. De grands territoires comme celui des Bulgares se détachent de Constantinople et cet empire qui fut immense finit par se réduire à deux villes et leurs banlieues: Constantinople sur le Bosphore et Mistra dans le Péloponèse près de Sparte.

Le 30 mai 1453, les turcs, avec la complicité des vénitiens, traversent le Bosphore. Le turc Mourad II fait de Constantinople sa capitale, Sainte Sophie devient une mosquée, l'empire Byzantin a vécu.
Primitivement, le mot ICONE englobait tout de qui était représentation spirituelle : peinture, sculpture, mosaïque. Actuellement, et c'est uniquement une questions de vocabulaire, on réserve plus volontiers le nom d'icône à la peinture sur bois.

Pour simplifier l'exposé, je ne parlerai que de trois grands moments de l'iconographie en jouant à saute-mouton avec les siècles.
> Tout d'abord, l'icône du vivant même du Christ et de la Vierge et d'une façon générale des sept premiers siècles de notre ère.
> Puis, l'icône après le concile Quinisexte de 692 et pendant et après la crise iconoclaste.
> Enfin, l'icône en cette splendide période hésychaste russe du XlIIème au XVème siècle.

Dès la mort du Christ et même de son vivant, la tradition est formelle, les portraits de Jésus existaient. Il en est un, en particulier dont les textes liturgiques parlent beaucoup : entre le Tigre et Euphrate, dans la région d'Osraene en Syrie, le roi Atgar V, roi de la ville d'Edesse, étant gravement malade—probablement de la lèpre— dépêcha son ministre Hannan à Jérusalem avec des présents pour convaincre Jésus de venir le guérir. Quand Hannan parvint à l'endroit où se trouvait Jésus, il ne put l'approcher tant la foule était compacte. Hannan essaya alors de faire le portrait du Seigneur mais, disent les textes, la gloire du visage de Jésus, l'en empêcha. Jésus l'ayant vu, lui demanda son voile ( de tête ), voile qu'on appelle le « mandylion . » Après s'être lavé le visage, le Christ y appliqua le mandylion : les traits du visage de Jésus s'étaient dessinés dessus : la première icône était née. Le mandylion, rapporté à Abgar, le guérit de sa maladie et toute la ville d'Edesse vénéra cette première icône, pour laquelle une niche au dessus de la porte de la ville fut creusée. Cette icône « acheiropoieton » c'est à dire « non faite de main de l'homme « fut vénérée à Edesse sous le nom de Sainte Face. Au Vième siècle, les textes reparlent de cette icône. En 544, l'icône sauve la ville assiégée par les Perses.

En 797, le septième concile oecuménique de Constantinople y fait référence. En 944, elle est achetée par l'empereur de Constantinople pour 12000 deniers d'argent et 200 prisonniers sarrasins. La Sainte Face est placée à Constantinople dans l'église Pharos. La trace de cette vénérable icône fut perdue en 1204, lors du sac de la ville par les croisés francs. Qu'est-elle devenue ? Personne ne sait...Heureusement de très nombreuses copies en avait été faites. L'une d'entre elles a été découverte récemment en Géorgie, peinte à l'encaustique; elle a été datée du Vième siècle, contemporaine donc de l'époque où le Mandylion était encore à Edesse. De copie en copie, de copie de copie en autre copie, l'icône de la Sainte Face est toujours peinte dans les ateliers d'iconographie. Elle représente toujours les traits du Christ qui s'étaient dessinés sur le Mandylion. J'insiste beaucoup sur cette histoire pour montrer cette notion de continuité qui unis les icônes d'un même sujet entre elles. Une icône est toujours la copie d'une autre icône et aucun iconographe ne s'estimera assez présomptueux pour inventer une icône originale à moins qu'il n'ait un charisme très particulier...Il est bien évident qu'entre la première icône de la Sainte Face et l'icône de la Sainte Face de 2003 , la ressemblance doit être très lointaine, mais il existe malgré tout un fil conducteur unissant toutes les copies au prototype et ce fil d'Ariane est un des points traditionnel capital de l'iconographie.

En dehors de la Sainte Face, il faut citer les icônes de la vierge. L'iconographie de la mère de Dieu prend vite une spéciale importance : Marie est le témoin par excellence de l'incarnation et Marie est la première créature totalement transfigurée. La tradition attribue à Saint Luc médecin, iconographe, évangéliste, de nombreuses icônes de Marie, même avant l'Ascension. Elles ont de trois types, indéfiniment recopiées jusqu'à nos jours :
>
l'Hodighitria, » celle qui sème sur la route » : Marie y montre Jésus enfant; il ne s'agit jamais d'un nourrisson, mais d'un enfant ayant quelque chose d'adulte manifestant toute l'autorité de celui qui dit : « je suis la route ».
> l' Ousilenie ou l' Eléousa : icône de la tendresse de la mère de Dieu, l'enfant presse sont visage contre celui de la Vierge.
> la Vierge d'intercession où, sans l'enfant Dieu, elle met ses mains ouvertes vers le haut, elle devient le trait d'union entre l'humanité souffrante et l'humanité transfigurée.

L'église russe revendique une dizaine d'icônes attribuées à Saint Luc, d'autres sont un Mont Athos, huit seraient conservées à Rome. Toutes ces icônes sont des prototypes, recopiées indéfiniment avec fidélité au même titre que les traductions des écrits apostoliques ont peu ou pas altéré l'authenticité substantielle fondamentale de la parole de Dieu. Traducteurs et iconographes s'effacent derrière texte et prototype.

L'icône de la Sainte Face, l'icône de la Vierge sont donc les icônes prototypes par excellence mais il ne faut se faire aucune illusion, les chrétiens du vivant du Christ et des premiers siècle ne devaient pas être très attirés par l'icône. En effet, ces chrétiens en tant que juifs avaient une répulsion violente pour l'image. Pour les juifs, en effet, Jahve, le dieu Sabaoth que personne, même Moïse, n'a jamais vu, ne peut être représenté par l'homme, et si jamais il l'était ce serait une idole qu'il faut détruire. On peut dire que les premiers chrétiens, tous juifs avaient de pulsions iconoclastes.

Après l' Ascension de Notre Seigneur et surtout après la Pentecôte, de Rome à Antioche, de Tessalonique à Alexandrie, le christianisme va s'étendre avec une violence inouïe et durant ce premier siècle, les icônes étaient essentiellement symboliques. Le symbole pictural était l'équivalent de la parabole de l'évangile. Ne pouvaient comprendre le symbole ou la parabole que les initiés. Symboles et paraboles sont faits pour que ceux qui savent, comprennent et pour que ceux qui ne savent pas, ne souffrent pas de dommage, dit un Père de l'église. Ces icônes symboliques faisaient appel à l'agneau, au poisson, à l'eau. Dans les catacombes, on voit beaucoup de ces images symboliques : le Christ portant l'agneau, l'agneau symbolisant l'église. La vigne donne le vin comme le Christ donne son sang et surtout, le poisson, utilisé comme signe de rassemblement par les premiers chrétiens lors de persécutions : en grec , le mot poisson s'écrit « ichtus » et chaque lettre de ce mot est la première lettre des mots suivants : Jésus Christ Theou Uios Soter, fils de Dieu sauveur..

Par la suite, l'icône prendra un aspect catéchétique afin que ceux qui ne connaissent pas l'alphabet rappellent à leur mémoire l'action courageuse de ceux qui ont préféré le ciel à la terre, l'invisible au visible, dit Saint Nil. Nous sommes à la fin du Vième siècle, le langage pictural est né et va devenir le fameux « art byzantin » auquel le concile Quinisexte va donner un aspect parfaitement réglé, homogène et hautement mystique.

Les icônes
Deuxième Partie : l'Iconoclasme et le Triomphe

Le premier septembre 692, le concile quinisexte, ainsi appelé car complétant le 5ème concile, va par trois de ses canons, donner à l'art sacré ses dimensions et ses limites. Le canon 02, en particulier, refuse l'usage des symboles en matière de peinture et rejette toute abstraction : la Grâce et la Vérité sont venues par Jésus Christ et il faut montrer cette Vérité ! Que sur l'icône la personne historique du Christ soit représentée non seulement dans sa vie publique d'homme, mais aussi dans sa gloire divine. Que par des moyens accessibles à l'art figuratif, la Vérité spirituelle et eschatologique soit transmise au même titre que la réalité physique. C'est ainsi que le canon 02 du concile quinisexte sera à l'origine de la suite traditionnelle de règles imposant aux iconographes des limites très précises en dehors desquelles une icône n'est plus une icône. Que ce soit pour le graphisme, que ce soit pour la peinture, aucun iconographe ne peut inventer des moyens techniques pour faite valoir le côté transcendantal d'un sujet à moins que ces moyens n'aient été approuvés par ses pairs, c'est à dire par la tradition.

Le canon 100 du concile quinisexte interdit toute représentation trompeuse et ambiguë dont l'aspect charnel éloigne le spectateur de toute spiritualité.

Enfin, le concile de 692 est à l'origine de l'art byzantin , c'est ce concile qui a définitivement sacralisé l'art de l'icône en Orient et c'est grâce à lui que nous pouvons voir ces merveilleuses images pleines de puissance, de sainteté et dont l'aspect mystique est souvent très impressionnant.

Ce côté hiératique des icônes, ces positions majestueuses, sans gesticulation ni exaltation, sans joie ni tristesse, ces attitudes sacramentelles pleines d'un calme serein, ces visages sans ombres qui, sans recevoir aucun éclairage extérieur, transmettent toutefois une abondante lumière émanant de toute la surface peinte; ces yeux trop grands qui reflètent la connaissance du monde invisible; ce cou large, lumineux gonflé par le pneuma, l'esprit; ce front souvent déformé par une bosse brillante marquent l'intelligence, non l'intelligence des intelligents, mais l'intelligence venue de l'esprit; ces oreilles toujours développées à l'écoute du logos; ces vêtements lumineux, comme éclairés par la chair qu'ils couvrent avec des plis à la fois normaux dans leur disposition et anormaux dans leur aspect linéaire afin que la tunique elle-même prenne cet aspect irréel du monde transfiguré, et j'ajouterai ces curieux paysages à le fois figuratifs et irréels , rythmés et anarchiques, non logiques, et pourtant d'un graphisme très précis, ces animaux, parfois représentés qui tout en ressemblant aux animaux dont on a voulu peindre l'espèce, ont des couleurs tout à fait anormales, rouge, bleue, verte pour bien marquer le nouvel état édénique dans lequel ils évoluent, ces architectures émotionnelles, refusant la pespective, ces portes et fenêtres de dimension fantaisistes qui percent les façades à des emplacements anormaux, ces toitures aux formes curieuses, tout cet ensemble déraisonnable de bâtiments contraste et renforce l'aspect équilibré, figé du personnage.

Je parlerai encore de ces montagnes qui sous forme de polyèdres identiques et parallèles ressemblent aux touches d'un mystérieux instrument de musique. Toute la surface peinte de l'icône représente un être transfiguré, déifié, dans un cosmos lui aussi transfiguré.

Tous ces éléments dont je viens d'ébaucher la nomenclature sont les fruits du concile.
Historiquement, les décisions de ce concile furent signées par les patriarches et évêques présents mais le pape Serge de Rome, refusa. Il y avait, en effet, divergence entre Rome et Constantinople, au sujet d'autres canons du concile : en particulier, le célibat des prêtre et des problèmes de hiérarchie dans l'église. Le concile quinisexte fut refusé en bloc par le pape de Rome et c'est ce qui explique que l'Occident soit resté en dehors de ce language pictural qui échut exclusivement à l'église de Contantinople. Certes l'église d'occident a protégé l'art religieux, il suffit d'aller voir les merveilles du Vatican, des musées de Rome et de Florence pour en être convaincu, mais à aucun moment, ces peintures n'ont atteint le haut niveau mystique des écoles byzantines et russes, je ferais peut-être une exception, et j'en prends la responsabilité devant les iconographes, pour les peintures romanes des XIième et Xllème siècles et pour Fra Angelico dont les peintures du couvent de San Marco à Florence sont impressionnantes par leur très haut niveau mystique et leur simplicité. Fra Angelico avait certainement un charisme que peu de peintres de Renaissance ont eu.

L'église latine, d'une façon générale, restera toujours étrangère aux règles canoniques d'un art sacré. L'art sacré occidental deviendra souvent subjectif et naturaliste. La peinture sera abandonnée aux esthètes et aux mécènes.

Nous sommes au début du VIIIème siècle à Constantinople, le concile quinisexte vient de réglementer la peinture iconographique...Malheureusement, une terrible crise va éclater : c'est l'hérésie de l' iconoclasme qui va ensanglanter l' Orient jusqu'en 943. Je ne dirai rien des causes politiques dont j'ai parlé, mais seulement des causes théologiques.

Le concile avait non seulement accepté mais encore encouragé l'image du Christ, de sa mère et des saints. C'est à partir de ce moment que le concept de l'existence de l'image dans le Nouveau Testament, découlant de l'absence d'image dans l'Ancien Testament, a pris une valeur fondamentale. En effet, et je m'excuse de cette petite incursion théologique, le Dieu de l'Ancien Testament n'est pas représentable, Jawhe n'a jamais été vu, par contre l'incarnation de la deuxième personne de la Trinité, incarnation qui débute le Nouveau Testament autorise l'image du Christ-Dieu, puisqu'il a pris notre nature humaine. Dieu s'est fait homme et a ainsi autorisé l'image puisque la personne du Christ avec ses deux natures , divine et humaine, a été vue jusqu'à la Résurrection. Nier la possibilité de l'image du Christ revient à nier son incarnation donc sa nature humaine : il s'agit alors d'une hérésie, hérésie qui a induit cette période iconoclaste du VIIIème siècle. En effet, être iconoclaste était ne pas accepter la représentation de la personne de Jésus; c'était ne pas accepter son incarnation chez la Vierge, c'était mettre en doute la nature divine et humaine du Christ, l'essence même de la Nouvelle Alliance. Et, les empereurs de Constantinople régressant à la vision judaïque de la non-représentation de Dieu interdirent de peindre le Christ et les icônes en général. Pendant un siècle il y eu une vraie guerre de religion, les carnages succéderont aux carnages. Pendant un siècle la persécution fut aussi cruelle que sous Dioclétien : peindre ou garder des icônes fut un délit qui conduisait au tribunal.

La persécution fut d'une cruauté inimaginable surtout sous l'empereur Constantin V dit copronyme : on brûla les mains des iconographes, on brisa leur tête sur des icônes au sol, on noya, on brûla, on détruisit toutes les icônes des sept premiers siècles de notre ère. Ce n'est qu'en 843 que le culte des icônes sera rétabli grâce à l'action conjuguée du peuple, des moines et de leur porte-paroles dont le plus célèbre fut saint Jean Damascène. Pour marquer cet événement, une fête fut créée dans le calendrier liturgique : ce jour de fête, ce nouveau baptême par le sang des martyrs iconophiles est toujours célébré dans le monde orthodoxe. Il porte le nom de « Triomphe de l'Orthodoxie ». Un concile fut réuni en 843 et voici textuellement ses conclusions :
« L'icône sert à prouver l'incarnation véritable et non illusoire de Dieu, le Verbe. Tout comme la parole de la Sainte Ecriture est une image, l'image peinte est une parole. Evangile et Icône sont le reflet du monde céleste».

L'année 843 marquera aussi, comme je l'ai déjà dit, la séparation du spirituel et du temporel, la disparition définitive de l'ingérence politique dans l'église.

Enfin 843, marquant la fin définitive de l'icônoclasme, va aussi marquer la naissance d' une période immensément mystique. Cette période de très grande piété, cette période de prière continue, où la vie monachique avait atteint son apogée, se traduira par ses actions missionnaires importantes dont l'une, avec Saint Cyrille et Saint Méthode, conduira a la conversion de la Russie.

Le 15 août 988 Vladimir sera baptisé dans les eaux du Dniepr. Il épousera la même année la princesse Anne, fille de l'empereur de Constantinople. La Sainte Russie venait de naître. De tous côtés de nombreuses églises en bois et en pierre s'élèvent: Novgorod, Moscou, Zagorsk, Kiev deviennent de très gros centres iconographiques, s'inspirant de l'art byzantin et le supplante bientôt et c'est au XIVème siècle que l'art russe atteindra des sommets inégalés en qualité d'expression, pureté des tons, joie de la couleur. Au XVème siècle surtout, une recrudescence de la foi comme nous ne pouvons l'imaginer, conduisit ce peuple à un très haut niveau de mystique et simultanément à la confection d'icônes porteuses d'un grand souffle spirituel.

Théophane le Grec au XIV ème siècle, André Roublev ( 1360-1430 ), maître Denis, mort au début du XVIème siècle, étaient tous trois disciples de la théorie hésychaste de la prière continue. Ils ont été, tous ces iconographes russes du XVème siècle, des maîtres pour les iconographes des siècles futurs. C'est chez eux que l'on trouve tout particulièrement cette lumière pneumatologique qui illumine l'icône et celui qui la regarde avec foi. En effet, et c'est là-dessus que je voudrais terminer mon exposé : quelle est la place de l'icône dans la théologie, dans ce christianisme pour lequel, presque tous , vous avez été baptisés, c'est à dire initié ?. Etre initié, c'est savoir, c'est connaître la finalité de ce courant énorme qui avec le Christ a balayé le monde jusqu'en 2003...et quelle est cette finalité.

Au risque de dire ce que beaucoup d'entre vous connaissent, je désire en parler un peu, car l'icône y est intimement concernée :
La finalité du christianisme est la déification de l'homme, son retour à l'état paradisiaque. La mort du Christ sur la croix représente la mort du péché originel qui avait entraîné l'homme et le cosmos dans le chaos. Par sa mort, le Christ a vaincu la mort, s'exclament les chants orthodoxes du jour de Pâques et comme disait un Père de l'église, saint Athanase, Dieu s'est fait homme pour que l'homme se transfigure et devienne Dieu.

L'icône représente l'être transfiguré, l'être qui a retrouvé son état de ressemblance avec Dieu. L'icône, même esthétiquement réussie, n'est pas qu'un portrait naturaliste ou un document historique, elle rend visible, en plus de la ressemblance physique, l'état de déification de l'être représenté. Les saints qui vivent à notre époque ont acquis dans leur vie terrestre cet état de transfiguration que les iconographes peignent essentiellement sur le bois de leurs icônes ....Cette sainteté inexprimable par le verbe peut être indiquée à l'aide d'un langage pictural et graphique canonique et traditionnel.

Le but de l'icône n'est pas d'être touchante, sentimentale ou de provoquer l'exaltation. L'icône est sereine, discrète, elle engendre la vision de ce qui est seul important. Elle est le trait d'union entre notre humanité douloureuse et notre humanité potentielle déifiée : dans les églises orthodoxes, les murs sont recouverts d'icônes, l'architecture elle même dessine l'icône de la croix, les coupoles sont recouvertes d'images peintes ou de mosaïques. Toutes ces images peintes circonscrivent la liturgie célébrée sur l'autel et ces icônes y font participer le monde céleste transfiguré qui ainsi ajoute sa louange à celle du monde terrestre non encore transfiguré.

Nancy, 1983



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