Saint Benoît Labre…

par Emile Meunier

Le langage de la croix est folie pour ceux qui se perdent mais pour ceux qui se sauvent c’est la force de Dieu… nous nous proclamons le Christ crucifié, scandale pour les juifs, folie pour les païens… (1Cor, 1 :18-23)

Un vagabond mystique au siècle de Voltaire…

« Un exemple de paresse et d’obscurantisme sanctifié sous prétexte qu’il était mort en état de crasse » telle est la déclaration d’un sénateur français au moment de la canonisation de Benoît Labre en 1881 par le pape Léon XIII. Qui était–il ? Grand saint ou grand fou ? Un inadapté, un clochard (comme tant d’autres à l’époque) en décalage avec son temps. Benoît Labre n’a rien fait de sa vie… C’est un vagabond qui a marché sans cesse jusqu’à n’en plus pouvoir. Vêtu de haillons, mendiant et errant. Il meurt à 35 ans, déclaré saint par le peuple de Rome.

La genèse de l’errance

Maison natale de Benoît Labre

Benoît Labre né le 26 mars 1748 à Amettes en Artois dans une famille de cultivateurs et de petits commerçants. Son père Jean Baptiste travaille la terre. Sa mère, Anne Barbe Grandsir tient commerce de mercerie au domicile. Benoît est l’aîné d’une fratrie de quatorze frères et sœurs, dont cinq sont décédés en bas âge. Son oncle paternel, François-Joseph, vicaire dans un village proche, devenant parrain du nouveau-né dès le lendemain de sa naissance, célèbre le baptême. Benoît se révèle comme un enfant discret, secret, assoiffé de solitude, de silence et d’union à Dieu. Passant pour un original, il va vivre sa scolarité à l’école de Nédon à quelques kilomètres d’Amettes. Sachant lire et écrire couramment à l’âge de 12 ans, il va rejoindre son oncle François Joseph nommé curé d’Erin et auprès de qui il demeurera 6 ans, apprenant le latin, jusqu’à sa mort en 1766. Benoît est heureux auprès de cet oncle prêtre et vit ses années d’adolescence dans l’angoisse. Sa vie intérieure et son côté apparemment renfermé s’accentuent aux yeux de son environnement. Sa vie spirituelle se nourrit des écrits théologiques et mystiques du frère dominicain espagnol Luis de Grenade (XVIe siècle[1]) ainsi que de la lecture des dix volumes de sermons du Père Lejeune, dit le « Père aveugle », oratorien du XVIIe siècle dont la spiritualité est teintée de jansénisme[2]. A l’âge de 16 ans il prend distance vis-à-vis des études au grand dam de ses parents et de son oncle qui compte tenu de sa frêle constitution l’auraient orienté vers le sacerdoce. Benoît sait qu’il n’est pas fait pour être prêtre mais désire être moine ou ermite. Son projet se heurte à l’incompréhension de ses parents. En août 1766, une épidémie de peste se déclare à Erin. L’oncle curé soigne les malades et assiste les agonisants pendant que Benoit prend en charge le travail de la terre et le soin des animaux laissés à eux-mêmes. L’oncle est contaminé à son tour par le terrible mal et décède. Benoît, bouleversé, doit retourner à Amettes mais obtient de garder en souvenir les sermons du père Lejeune. Les parents de Benoît continuant de s’opposer à son projet de vie monastique le confient à un autre de ses oncles, prêtre, l’abbé Vincent.

En 1766, Benoît se rend à Courteville chez celui que ses parents appellent le nouveau monsieur Vincent. Là, il se retrouve au milieu de quelques jeunes venus étudier auprès de son oncle et qui font de lui le sujet de leurs moqueries à cause de son côté renfermé et bigot. Il est profondément touché par l’exemple de détachement de l’oncle Vincent, celui-ci non content de distribuer le moindre argent, voire ses chaussures, en vient à donner un à un, chacun de ses pauvres meubles au point d’être obligé de creuser un trou en terre battue de la salle commune, afin de pouvoir s’asseoir lors du partage du repas. L’exemple de l’abbé Vincent et la complicité spirituelle qui les unit confirment Benoît dans son désir d’être moine. Lors d’une mission prêchée dans la paroisse au cours de l’été 1767, Benoît évoque son projet de vie monastique auprès des prédicateurs. S’appuyant sur cet échange, il finit par gagner l’oncle Vincent à sa cause. Celui-ci prudent, conseille Benoît de ne pas inquiéter ses parents en parlant de la Trappe en leur présence. Il propose d’examiner la possibilité d’une vie cartusienne, les Chartreux ayant des monastères dans la région…

L’errance de monastère en monastère

En avril 1767, Benoît qui vient d’avoir 19 ans obtient de ses parents de se rendre à la Chartreuse de Longuenesse près de la ville de Saint Omer… Commence pour lui une longue période de désolation parce que cette vocation que Benoît ressent en lui ne va se dessiner que par ses propres échecs et ses rejets successifs. Il entame une errance accablante d’une communauté à l’autre. A la chartreuse de Longuenesse, le prieur le refuse par manque de place. Après quelques semaines de réflexion, Benoît rejoint le monastère de Neuville près de Montreuil sur mer, nouvelle déception, il est refusé parce que trop jeune. Le prieur lui conseille d’apprendre le chant et de poursuivre ses études. Nous le retrouvons sur la route de Montreuil en compagnie d’un autre garçon qui aspire à la vie monastique. Cette fois-ci, tous deux sont admis. Après quelques semaines, en proie à des crises d’angoisse, épuisé par ses scrupules et trop d’austérité, il est renvoyé et reconduit chez ses parents. Bien que vivant cela comme un échec, il ne se décourage pas. Se croyant appelé à la trappe, il se remet en route vers le monastère de Soligny. Il y arrive le 25 novembre 1767. Tout son voyage s’étant déroulé sous une pluie battante continuelle, il se présente au monastère dans un état pitoyable. Il est tellement épuisé qu’il ne peut être question de le garder, d’autant plus qu’il ne peut être admis au noviciat avant l’âge de 24 ans. Après ces deux tentatives échouées, Benoît quitte ses parents et son village d’Amettes qu’il ne reverra plus jamais pour rejoindre Montreuil sur mer. Admis sans difficulté au monastère, Benoît se révèle à nouveau dans l’incapacité d’assurer une vie communautaire. Son état dépressif s’accentue, le conduisant à un quasi-mutisme. Le prieur le prie de quitter le monastère en lui confiant ses paroles : « Allez, Dieu ne vous veut pas chez nous, suivez les inspirations de la grâce »

Benoît se met route vers ce qu’il considère comme son unique espoir : la trappe Notre Dame du Saint Lieu à sept Fons, près de Moulin. Après avoir parcouru 800km à pied, il frappe à la trappe de Sept-Fonts où il est admis comme postulant, le 11 novembre 1769, il prend l’habit sous le nom de frère Urbain. Les moines admirent l’intensité de la vie spirituelle de ce jeune frère dont chaque instant de liberté se passe devant le saint sacrement. Cependant une inquiétude se fait jour face aux privations et excès ascétiques non prévus par la règle que Benoît multiplie et s’impose. Cet ascétisme exacerbé n’est-il pas un symptôme, une manifestation d’un état dépressif, qui peu à peu, le submerge à nouveau. Benoît se retrouve effectivement confronté aux tiraillements incessants du doute concernant sa capacité à répondre à l’appel du Seigneur. Le maître des novices constatant le délabrement psychologique et physique du jeune frère et craignant pour son équilibre le fait admettre à l’infirmerie du monastère. Le deux juillet, Benoît s’entend à nouveau dire de l’abbé qu’il lui est impossible de demeurer entre ses murs en cet état de vie mais que « Dieu l’attend ailleurs »

Le détachement de tout

S’ensuit une longue errance, choisie celle-ci, qui devient la vie de Benoît, au cours de laquelle il se détache de tout. Il vit la réalité du vagabond sans argent, ni toit, ni lien… Il marche inlassablement sur les chemins, dort dans les fossés, dans les granges. Il a parcouru environ 30000Km à pied dans toute l’Europe de la France en Espagne, de la Suisse à l’Italie (privilégiant les sanctuaires). Benoît vit cette errance de façon radicale. Il n’a pas de compagnon, ni de domicile fixe. Il vit dans la solitude et sur les chemins qui l’amènent vers des buts provisoires (des sanctuaires) avant de repartir sur d’autres chemins. Il vit la contemplation par le silence et la solitude, l’action par la marche continuelle. Ses vêtements finiront en loques pleines de vermines. Comme vêtement il gardera la tenue des novices cisterciens, le cordon des tertiaires franciscains auquel pendent une écuelle en bois et une gourde, coiffé d’un chapeau troué. Pour tout bagage, il a un crucifix, 2 chapelets, dont l’un autour du coup, dans sa besace les 4 tomes du bréviaire, le Nouveau-Testament, l’imitation de Jésus-Christ ainsi qu’une boîte en fer blanc qui contient ses papiers (son acte de baptême)… Il devient mendiant…

En ce XVIIIe siècle, ou pèlerins, paresseux cyniques et mauvais garçons roublards errent sur les mêmes routes et tendent la main devant les édifices religieux, Benoît qui se présente « je suis chrétien » avec ses haillons, ses longs cheveux, sa barbe clairsemée est malmené, rejeté, accusé parfois emprisonné. Il fait partie d’un courant mystique d’une donation qui se veut parfaite. Il reste proche du courant franciscain… il connaît comme saint François cet Amour du créateur pour les créatures, le dépouillement et la charité envers plus pauvre que lui. Il offre sa vie dans la solitude et la prière marchant dans la chaleur ou sous la pluie mangeant l’herbe des champs ou des épluchures qu’il est facile de trouver dans les villes. Benoît rejoint la foule anonyme des ermites, des errants, des fols en Christ. Il est le dernier de tous, il ne demande rien, il ne possède rien. Il donne à ses compagnons les plus infortunés à qui personne ne fait l’aumône.

La vocation à l’essentiel

Benoît vit en opposition au monde de son temps. Il est dans le monde et pas du monde. Il rejoint les exclus, les laissés pour compte. Sa personnalité ne peut que choquer les rationalistes de son temps. Le constat d’inutilité de sa vie apporte une raison supplémentaire à sa condamnation par les biens pensants.

Benoît est étranger à ce qui fait le siècle des lumières. Il est miséreux et humble et son action n’est pas raisonnable aux yeux des sages de ce monde… « Fardeau inutile dans un monde gagné par l’utilité et l’efficacité… » « C’est proprement ne valoir rien que de n’être utile à personne » (Descartes). Dans un siècle où la civilisation de l’avoir l’emporte, il faut avoir de l’argent, du pouvoir, une position sociale, des biens matériels, de l’intelligence de la santé et de l’apparence… Benoît n’a rien de tout cela, il n’a pas d’argent, pas d’apparence, il est au dernier rang de la société… Il n’a jamais rien su faire que prier. En ce dix-huitième siècle, épris de liberté, l’humanisme se construit sans Dieu et contre Dieu, revendiquant l’autonomie de la raison. C’est l’époque de Voltaire, de Montesquieu, des libertins, c’est l’époque de la parution de l’encyclopédie de Diderot. C’est aussi l’époque d’un grand changement profond préparant la Révolution française… six ans après la mort de Benoît Labre. Paradoxalement, cette époque est aussi l’époque de la parution de l’encyclopédie spirituelle « La philocalie » en grec et en slavon, c’est aussi le siècle de Païssy Velichtchovsky[3] et de Séraphin de Sarov[4]… témoins expérimentant la présence divine dans leur chair. Benoît semble être le frère jumeau du pèlerin russe[5] en quête de la prière perpétuelle et du royaume de Dieu.

Benoît rejoint Rome le 3 décembre 1770, s’arrêtant dans chaque église, se recueillant dans les catacombes, il trouve au Colisée, lieu de martyrs, sa niche… Il demeure à Rome[6] passant son temps dans l’adoration du Saint Sacrement, mendiant et redonnant du pain à ceux qu’il estime plus pauvres que lui. Il reprend la route vers Lorette au printemps 1771, C’est à cette époque que Benoît quittant Lorette entreprend un périple à travers l’Italie puis au-delà à travers l’Europe.[7]De basilique en église, on le voit séjourner à Naples, puis à Bari où il chante afin de gagner un peu de nourriture pour les prisonniers, au mont Cassien, à Assises, en Suisse, en France, en Allemagne, en Espagne à Saint-Jacques-de-Compostelle et nouvel arrêt chaque fois à Lorette où il séjournera 11 fois.

A Lorette, un jeune clerc, Don Valeri, attaché à la basilique, le découvre absorbé dans sa relation à Dieu, inconscient de la foule qui se presse et le bouscule. Frappé par son dénuement et le détachement de Benoît, il décide un jour de l’aborder afin de comprendre comment il vit. Benoît lui explique sa manière de vivre. Il refuse humblement et fermement une aide financière et un lit. Don Valeri reverra souvent Benoît, tiraillé par une incertitude : est-il un saint ou un fou ?... Ce témoin lui révélera un jour le sens de la vie chrétienne : « pour aimer Dieu, il faut trois cœurs : l’un brûlant d’Amour pour Dieu, le second plein de compassion pour le prochain, le troisième, de bronze, rigoureux pour soi-même, s’employant sans cesse à combattre volonté personnelle et amour-propre ».

Une autre rencontre va fortement s’inscrire dans son existence. Benoît a 28 ans en 1776, il se dirige vers un prêtre qui sort d’un confessionnal et demande à lui parler. Il s’agit du père Temple[8] un prêtre conventuel français. Il le livre à un interrogatoire sur les vérités de la foi et l’enseignement de l’Eglise. Il ne peut que constater la solidité et la profondeur de sa vie spirituelle. Après l’avoir entendu en confession, le père Temple ne doutera plus que le mystique en guenilles soit un grand saint. Il lui demandera de venir le voir le plus régulièrement possible, prenant note de tout ce qu’il entend, voit et comprend. Il en arrivera à affirmer que Benoît vit en continuelle union avec Dieu et demeure en sa présence.

En 1782, après avoir souffert d’un dernier voyage dans la montagne, un certain père Almerici l’entendant en confession, déposa plus tard que l’ayant interrogé : « Je compris que Dieu l’avait élevé à une plus haute contemplation. Les mystères de la passion étaient ceux qu’il se proposait le plus volontiers et, surtout, le couronnement d’épines. Quand il appliquait son esprit à ce mystère, sans s’en vouloir et sans s’en apercevoir, il était transporté à contempler le mystère de la Sainte Trinité. » « Et que savez-vous, homme ignorant, d’un si sublime mystère ? »Lui demande un jour Almerici, affectant d’un ton de mépris. « Je ne sais rien, répondit Benoît, je suis transporté. »

L’Ultime voyage et naissance au ciel

Ayant marché de sanctuaire en sanctuaire dans l’Europe, il se replie sur Rome en 1777, épuisé physiquement, couvert de vermine et avec un œdème dans les jambes. Il passe ses journées en adoration d’églises en églises… Finalement, il se voit obliger d’accepter l’asile de l’hospice pour la nuit quand il n’en peut plus. Il a vécu jusqu’au bout de ce que vivent les vagabonds, les SDF, la perte de cet espace qui est sa seule richesse et qui se restreint de plus en plus au fur et à mesure que sa santé décline. Enfin Benoît n’a plus d’apparence, il est couvert de vermines, nauséabond, en loques. En 1783, Benoît a une mauvaise toux, il souffre des bronches et respire difficilement. Une dysenterie ne cesse de l’affaiblir. Il accepte l’hospitalité de la famille Zaccarelli à Rome (un boucher et sa femme) à condition de n’être nourri que des restes et ne point avoir d’argent. Nous sommes en Carême, ses amis craignent pour lui, le voyant chanceler à chaque pas et n’avancer qu’en se tenant aux murs. En dépit des vertiges et des évanouissements, il continue ses dévotions. Le 14 avril, un mercredi saint, il meurt entouré de ses amis, des errants et des clochards. Il venait d’avoir 35 ans. L’annonce de sa mort se répand comme une traînée de poudre. : « E morto il santo » ce cri spontané se répand à la vitesse de l’éclair. Un chirurgien examine le cadavre, le défunt a un aspect naturel et le corps n’exhale aucune mauvaise odeur. Sa popularité est instantanée dans toute l’Europe. Son corps est transporté à l’Eglise sainte Marie des monts. Le soir de Pâques, son corps sera déposé dans son tombeau. Le 6 juin 1783 commence son procès de béatification. 168 miracles sont mentionnés. Il sera béatifié par Pie IX le 20 mai 1860 et canonisé le 8 décembre 1881 par Léon XIII.

Alors que les anticléricaux critiquent l’Eglise d’avoir canonisé Benoît Labre, deux grands poètes lui rendront hommage : Paul Verlaine et Germain Nouveau qui tous deux se rendront en pèlerinage à Amettes pour y prier.

Signification spirituelle de la vie de Benoît Labre

Comment comprendre la sainteté de Benoît Labre en ce 18ème siècle ? Comment comprendre que l’Eglise (romaine)[9] ait pu canoniser ce personnage hideux se complaisant dans la crasse ? Acte déraisonnable aux yeux des tenants de la lumière de la raison. Ce siècle est le siècle de la révélation de l’homme. L’homme est libre et la Raison est sa seule règle. Il doit donc s’affranchir de tout ce qui l’empêche d’être autonome et sujet... il doit s’affranchir de Dieu, du roi, de l’esclavage, de toute tyrannie. Il doit se libérer de la superstition et de l’obscurantisme religieux. L’homme est souverain et ses droits excluent toute autorité de droit divin. Si L’homme ne peut pas choisir sa condition, s’il ne peut pas choisir son destin, si les jeux sont faits, s’il est condamné à dérouler un programme tout établi alors la vie ne vaut pas la peine d’être vécue. Si la vie est sérieuse, si la vie a du sens, il faut que notre destin soit entre nos mains, il faut qu’aucune puissance ni au ciel[10] ni sur la terre, ne puisse jamais nous traiter comme des objets. Et ce qui paraît une révolte blasphématoire et démoniaque, c’est simplement la conscience que l’homme est sujet. Cette révolte n’est pas autre chose que la conscience de ne pas être un objet. C’est la conscience qu’il a d’être sujet, comme d’un être qui doit être l’origine et la source de ses actes et créateur de son existence humaine en tant qu’humain. Tels sont les idéaux des philosophes des lumières.[11] Le Dieu de ces philosophes ne devient plus qu’un Dieu extérieur, mécanique, premier moteur et non plus un Dieu-personne. Mais ce que n’ont pas perçu ces philosophes des lumières, c’est qu’il y a une révolte plus profonde encore, plus essentielle, plus radicale qui est la révolte contre nous-mêmes sous le joug d’une tyrannie intérieure. Car le siècle des lumières est aussi le siècle de la renaissance philocalique, d’un humanisme chrétien, qui propose un chemin de libération et de communion avec Dieu qui loin de l’écraser le divinise. C’est ce chemin que fait Benoît Labre ainsi que tous les spirituels… Par ce chemin l’homme doit apprendre à lutter contre son moi possessif, ses instincts, ses passions[12], ce moi infantile qui l’empêche de s’ouvrir à autrui et à plus grand que lui… Chez Benoît Labre, il n’y a plus de retour sur soi, il est pur élan vers Dieu… (Je suis emporté). Le père Temple dira qu’il brûle de charité. Benoît d’ailleurs quand il rencontrera le père Temple, il lui demande d’être sous son obédience (et non sous son obéissance) ce qui n’est pas soumission mais écoute humble afin de discerner la justesse de sa vie. Il vit continuellement en présence de Dieu (abîmé-effacé- dans l’adoration eucharistique). Benoît Labre a vécu sa nouvelle naissance, il est né de la liberté, né de la lumière, né de l’esprit et de la vérité… Il a quitté son rivage de servitude, il s’est arraché à ce tyran intérieur, son moi biologique pour vivre une rencontre unique avec la liberté divine. Le royaume de Dieu s’est accompli en lui. Il vit Dieu, il le respire, il le vit au-dedans de lui dans une relation nuptiale, Dieu l’illumine et le divinise[13]. C’est dans cette liberté et dans son dépouillement dépassant ses angoisses et ses scrupules que Dieu atteste sa présence. Nous pouvons nous questionner quant à l’excès ascétique de Benoît qui est à situer dans le contexte de la piété chrétienne catholique du XVIIIe siècle… Cette piété[14] met l’accent sur la méditation de la passion du Christ de ses souffrances pour la rédemption de l’humanité occultant le mystère de la résurrection chère à l’orthodoxie. L’excès de Benoît est à mettre en corrélation avec son Amour pour le Christ souffrant et sa compassion pour les plus pauvres que lui[15]. Un jour que le Père Temple lui parlait des plaies du sauveur, Benoît s’écria comme transporté : « O plaies capables de blesser des cœurs de pierre et d’enflammer infailliblement des âmes de glace ! »

Il atteste ainsi que le miséreux qui n’a rien présente une valeur inestimable parce qu’il est un être humain tout simplement[16]. Et c’est cet être à l’image de Dieu qui est perçu tel par les pauvres qui l’approchent. Il montre qu’au dernier degré de la déchéance physique et psychique quand l’homme n’a plus rien, il lui reste l’essentiel, son être, image de Dieu. C’est cet Amour de Dieu qui l’a créé, aimé, sauvé qui lui confie une dignité indépendante de tout avoir et du faire. Benoît Labre nous invite à comprendre, à percevoir que la vie chrétienne c’est avant tout une Présence, un cadeau, que Dieu n’est pas un tyran extérieur mais une Lumière. Il témoigne par sa vie d’une autre focalisation que celle de l’argent, il initie une saine révolte prophétique contre l’utilitarisme naissant à cette époque (économie, capitalisme…)[17] Le plus pauvre, celui qui n’est rien aux yeux de ce monde, qui n’a rien, est sujet de la sollicitude de Dieu. Benoît n’a pas fait de propagande, ni de catéchisme[18], il n’a pas encombré les autres de convictions mais il a laissé rayonné une présence, il l’a laissé transparaître et de la présenter gracieusement sans rien dire et il a entouré chaque être humain et particulièrement les plus pauvres de cet honneur divin. Une femme le voyant un jour perdu en Dieu se répétait : « Oh bienheureux ! Qui sait ce que tu vois ? »

Canonisé par les poètes

Il est interpellant de constater que des hommes, des poètes aient une affection, voire même une dévotion pour ce saint en qui ils se reconnaissent. Ils ont perçu le secret de Benoît, cette présence et cette lumière qui ne peuvent s’exprimer que dans la poésie qui laisse entrevoir le mystère profond du cœur de l’homme. Les poètes Verlaine et Germain Nouveau lui feront un hommage à travers leur poème à l’occasion de sa canonisation. Ils se rendront même en pèlerinage à Amettes à cette occasion.

« Saint Benoît-Joseph Labre, la seule gloire française
du XVIIIème siècle, mais quelle gloire ! »
Verlaine (1844 – 1896)

SAINT BENOIT-JOSEPH LABRE

Comme l'Eglise est bonne, en ce siècle de haine

D'orgueil et d'avarice et de tous les péchés,

D'exalter aujourd'hui le caché des cachés

Le doux entre les doux à l'Ignorance humaine.

Et le mortifié sans pair que la Foi mène

Saignant de pénitence et blanc d'extase, chez

Les peuples et les saints qui, tous sens détachés,

Fit de la Pauvreté son épouse et sa reine,

Comme un autre Alexis, comme un autre François

Et fut le Pauvre affreux, angélique, à la fois

Pratiquant la douceur, l'horreur de l'Evangile !

Et pour ainsi montrer au monde qu'il a tort

Et que les pieds crus d'or et d'argent sont d'argile

Comme l'Eglise est bonne et que Jésus est fort ! (Paul Verlaine – « Souvenirs » 1881)

C'est Dieu qui conduisait à Rome,
Mettant un bourdon dans sa main,
Ce saint qui ne fut qu'un pauvre homme,
Hirondelle de grand chemin,
Qui laissa tout, son coin de terre,
Sa cellule solitaire,
Et la soupe du monastère,
Et son banc qui chauffe au soleil,
Sourd à son siècle, à ses oracles,
Accueilli des seuls tabernacles,
Mais vêtu du don des miracles
Et coiffé du nimbe vermeil (...).
Fière statue enchanteresse
De l'autorité que Dieu dresse
Au bout du siècle de l'ivresse
Au seuil du siècle de l'argent (...).
Beau paysan, ange d'Amettes,
Ayant aujourd'hui pour trépieds
La lune au ciel et la comète,
Et tous les soleils sous vos pieds ;
Couvert d'odeurs délicieuses,
Vous, qui dormiez sous les yeuses
Vous, que l'Eglise aux mains pieuses
Peint sur l'autel et le guidon,
Priez pour nos âmes, ces gouges,
Et pour que nos cœurs, las des bouges,
Lavent leurs péchés noirs et rouges
Dans les piscines du pardon.

Aimez bien vos amours ; aimez l'amour qui rêve
Une rose à la lèvre et des fleurs dans les yeux
C'est Lui que vous cherchez quand votre avril se lève,
Lui dont reste un parfum quand vos ans se font vieux.
Aimez l'amour qui joue au soleil des peintures,
sous l'azur de la Grâce, autour de ses autels,
Et qui déroule au ciel la tresse et les ceintures,
Ou qui vide un carquois sur des cœurs immortel

Aimez l'amour qui parle avec la lenteur basse
Des Ave Maria chuchotés sous l'arceau ;
C'est lui que vous priez quand votre tête est lasse,
Lui dont la voix vous rend le rythme du berceau.
Aimez l'amour que Dieu souffla sur notre fange,
Aimez l'amour aveugle, allumant son flambeau,
Aimez l'amour rêvé qui ressemble à notre ange,
Aimez l'amour promis aux cendres du tombeau !

Amour sur l'océan, amour sur les collines !
Amour dans les grands lys qui montent vallons !
Amour dans la parole et les brises câlines !
Amour dans la prière et sur les violons !
Amour dans tous les coeurs et sur toutes les lèvres !
Amour dans tous les bras, amour au bout des doigts !
Amour dans tous les seins et dans toutes les fièvres !
Amour dans tous les yeux et dans toutes les voix !
Amour dans chaque ville : ouvrez-vous citadelles !
Amour dans les chantiers : travailleurs, à genoux !
Amour dans les couvents : anges, battez des ailes !
Amour dans les prisons : murs noirs, écroulez-vous !

Germain Nouveau
Poème extrait de « La Doctrine de l'Amour »
(1879-1881)

***

[1] Luis de Grenade fut contemporain d’Ignace de Loyola, Thérèse de Jésus de Pierre d’Alcantara, Charles Borromée correspondit avec lui…Il participa activement au renouveau qui suivit le concile de Trente. Saint François de sales s’en inspira dans plusieurs de ses écrits et même des huguenots lisaient ses ouvrages. Son traité de l’oraison est un enseignement sur la vie spirituelle (puisée dans les écritures et les pères de l’Eglise) qui se veut à la portée de tous. Cela lui valut des déboires avec l’inquisition. « Qu’en sera-t-il du chrétien sans oraison sinon un soldat sans armes, un écrivain sans plume et un chirurgien sans outils ?»Son enseignement n’est pas teinté de Jansénisme.

[2] Le jansénisme est une doctrine théologique venant d’une lecture de la doctrine de saint Augustin proche de la théologie protestante de l’époque qui voyait l’homme tellement corrompu par le péché originel que seule la grâce divine pouvait assurer le salut. Dieu n’accordant le salut qu’aux prédestinés. Le bénéfice de la grâce appelait la plus grande rigueur morale. Cette doctrine a été condamnée par Rome. Le concile de Trente (au XVI siècle) a réaffirmé la nécessaire coopération entre la grâce divine et la volonté de l’homme, la théologie orthodoxe utilise le terme synergie entre la volonté de l’homme et l’Amour divin. Néanmoins cette pensée a influencé la piété catholique au XVIIe et XVIIIe siècle et encore après.

[3] Mystique orthodoxe russe (1722-1794) ayant contribué au renouveau spirituel du monde orthodoxe slave par sa traduction en russe de la philocalie.

[4] Mystique et moine orthodoxe russe (1759-1833).

[5] Récits d’un pèlerin russe

[6] A Rome les mendiants sont acceptés et protégés alors qu’en France des lois ordonnent de les mettre en prison ou au travail.

[7] Benoît se serait rendu à Notre dame de Gaverland à Melsele (Beveren) en Belgique

[8] Ses notes seront importantes pour le procès de canonisation.

[9] C’est d’abord le peuple de Rome qui l’a canonisé.

[10] Une certaine théologie a présenté Dieu comme tout puissant et dévalorisant l’homme et les clercs ont opprimé les consciences. Les spirituels et les mystiques ont une autre conscience de Dieu, Un Dieu d’Amour qui grandit l’homme dans une relation nuptiale.

[11] Qui en partie sont légitimes.

[12] C’est ainsi qu’il faut situer l’ascétisme certainement très excessif à nos yeux d’aujourd’hui de Benoît.

[13] Un peintre le prendra pour modèle pour peindre un Christ.

[14] Les scrupules de Benoît sont liés à la peur de l’enfer qui angoisse beaucoup de catholiques.

[15] Il est important de signaler que Benoît Labre n’est pas du tout janséniste en témoigne un dialogue rapporté par le Père Temple : « Et que feriez-vous si un ange vous annonçait que votre nom a été rayé ou non inscrit au livre de vie ? Je garderais la confiance, répondit le saint, espérant immuablement que rien de ce qui est nécessaire à mon salut ne peut m’être refusé par Celui qui a tant fait et tant souffert pour mon salut. »

[16] Un des sénateurs ayant critiqué la canonisation de Benoît Labre, ce paresseux mort en état de crasse, disait que les saints se trouvaient dans les usines….mais ce sénateur reconnaissait-il le droit d’une vie digne et décente à un prix juste pour ces ouvriers considérés comme des outils…. ?

[17] Le pape Léon XIII qui l’a canonisé est celui qui a initié la doctrine sociale de l’Eglise défendant les ouvriers comme des sujets et non comme des machines productives (encyclique Rerum Novarum). « Les travailleurs isolés se sont vus, avec le temps livrés à la main de maîtres inhumains et à la cupidité d’une concurrence effrénée une usure dévorante est venue s’ajouter encore au mal…A tout cela il faut ajouter la concentration entre les mains de quelques uns de l’industrie et du commerce, devenue le partage d’un petit monde de riches et d’opulents qui imposent un joug presque servile à l’infinie multitude des prolétaires… »

[18] Le père Temple témoignera de sa sagesse spirituelle rappelons-nous les mystiques orthodoxes : « celui qui prie est théologien. »



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