Homélie 19

(Matthieu 20*1-15)

Homélie prêchée par Saint Grégoire le Grand devant le peuple en la basilique du bienheureux martyr Laurent le dimanche de la Septuagésime

1


Le Royaume des Cieux est ici comparé à un maître de maison qui em­bauche des ouvriers pour cultiver sa vigne. Qui donc ressemble davan­tage à ce maître de maison sinon notre Créateur, qui dirige ceux qu’Il a créés, et à qui appartiennent ceux qu’Il a choisis, comme les sujets au maître de maison ? Et Il possède une vigne, c’est-à-dire l’Eglise universelle, laquelle, depuis Abel le juste jusqu’au dernier élu qui doit naître à la fin du monde, a produit des saints comme autant de sarments. Ce maître de maison-ci embauche des ouvriers pour cultiver sa vigne, le matin, à la troisième, à la sixième, à la neuvième et à la onzième heure : en effet, Il n’a pas cessé, depuis le commencement jusqu’à la fin de ce monde, de rassembler des prédicateurs pour instruire le peuple des croyants.

Depuis Adam jusqu’à Noé, ce fut le matin du monde, de Noé à Abraham, la troisième heure, d’Abraham à Moïse, la sixième heure, de Moïse jusqu’à la venue du Seigneur, la neuvième heure, et de la venue du Seigneur jusqu’à la fin du monde, c’est la onzième heure. En cette onzième heure, les apôtres ont été envoyés prêcher, et ils ont reçu le salaire tout entier bien qu’ils soient venus tard. Le Seigneur n’a donc jamais cessé d’envoyer des ouvriers pour instruire son peuple, comme s’Il cultivait sa vigne ; en effet, Il a cultivé les mœurs de son peuple d’abord par l’entremise des patriarches, ensuite par celle des docteurs de la Loi et des prophètes, enfin par les apôtres, comme s’Il travaillait à la culture de la vigne par l’intermédiaire des ouvriers.

A travaillé à sa vigne quiconque s’est distingué, d’une manière ou d’une autre, à des degrés divers, par une bonne action, avec une foi droite. Cet ouvrier donc, qui n’a pas cessé de cultiver la vigne le matin, à la troisième, à la sixième et à la neuvième heure, désigne l’antique peuple hébreu qui, dans ses élus et depuis l’origine du monde, s’est efforcé d’honorer Dieu par une foi droite. Et à la onzième heure, le Créateur ap­pelle les non-juifs en leur disant : « Pourquoi vous tenez-vous là tout le jour à ne rien faire ? », car eux pendant tant de siècles ont négligé de travailler pour avoir la vie, comme s’ils s’étaient tenus tout le jour à ne rien faire.

Mais examinez, mes frères, ce qu’ils répondirent à cette demande : « Parce que personne ne nous a embauchés ». Et de fait, aucun patri­arche, aucun prophète n’est venu à eux. Et que signifie : «Personne ne nous a embauchés pour travailler », sinon : « Personne ne nous a montré le chemin de la vie » ? Que dirons-nous donc pour notre justification, nous qui sommes si éloi­gnés du bien, alors que nous sommes venus à la foi presque dès le ventre de notre mère, que nous avons entendu les paroles de vie dès le berceau, que nous avons sucé la boisson d’une prédication spirituelle aux mamelles de la sainte Eglise en même temps que le lait maternel ?

2

Nous pouvons aussi aller jusqu’à distinguer dans ces différentes heures les âges de la vie d’un homme ; le point du jour, bien sûr, représente l’enfance de notre intelligence ; la troisième heure peut se comprendre comme la jeunesse, parce que l’ardeur de l’âge s’accroît tout comme le soleil monte dans le ciel. La sixième heure marque la maturité parce que la vigueur s’y affermit en plénitude, semblable au soleil fixé au zénith. On peut comprendre la neuvième heure comme la vieillesse, car cet âge abandonne l’ardeur de la maturité de même qu’à cette heure le soleil descend du haut des cieux. La onzième heure représente ce moment de la vie qu’on appelle la décrépitude ou sénilité. Voilà pourquoi, à juste titre, les grecs n’appellent pas les plus âgés « vieillards » mais « anciens », pour suggérer que ceux qu’ils appellent « anciens » sont plus âgés que les vieillards.

Ainsi l’un est amené à une vie droite dès son enfance, l’autre dans sa jeunesse, un autre dans sa maturité, un autre dans sa vieillesse, un autre à l’âge de la sénilité, comme les ouvriers sont appelés à la vigne à des heures différentes. Examinez donc, mes très chers frères, votre genre de vie et voyez si vous êtes déjà des ouvriers de Dieu. Que chacun pèse ce qu’il fait et juge s’il travaille dans la vigne du Seigneur. Celui qui recherche dans cette vie son intérêt personnel n’est pas encore venu à la vigne du Sei­gneur, car ceux qui travaillent pour le Seigneur ne pensent pas à leur propre profit mais à celui du Seigneur, ils se vouent avec ardeur à la charité et s’appliquent à la bienveillance, veillent au profit des âmes et se hâtent d’emmener avec eux les autres vers la vie. Mais celui qui vit pour lui-même, qui se repaît des plaisirs de la chair, est convaincu de paresse à juste titre parce qu’il ne recherche pas le fruit du travail divin.

3

En vérité, celui qui a négligé jusqu’à la fin de ses jours de vivre pour Dieu est comme celui qui est resté à ne rien faire jusqu’à la onzième heure. C’est pourquoi il est dit justement à ceux qui sont restés indolents jusqu’à la onzième heure : « Pourquoi vous tenez-vous là tout le jour à ne rien faire ? », comme s’il était dit clairement : « Puisque vous n’avez pas voulu vivre pour Dieu dès l’enfance et la jeunesse, au moins convertissez-vous à la fin de vos jours, et comme il ne vous reste déjà plus grand labeur à accomplir sur le chemin de la vie, venez au moins le soir ».

Ainsi le maître de maison appelle ces gens-là, et d’ordinaire ils sont ré­munérés les premiers, parce qu’ils quittent leur corps pour le Royaume avant ceux qui avaient été appelés dès l’enfance. Le larron n’est-il pas venu à la onzième heure, à cause de son châtiment et non de son âge, lui qui confessa Dieu sur la croix et rendit le dernier soupir presque en même temps que les paroles de sa confession ? C’est en commençant par le dernier que le maître de maison remet le salaire, de même qu’Il a d’abord conduit le larron au repos du paradis avant d’y conduire Pierre.

Combien de nos pères vécurent avant la Loi, combien sous la Loi, et ce­pendant ceux qui ont été appelés lors de la venue du Seigneur sont par­venus au Royaume des Cieux sans aucun délai. Ceux donc qui se sont mis au travail à la onzième heure reçoivent ce même denier qu’ont attendu de tous leurs vœux ceux qui avaient tra­vaillé dès la première heure, car étant venus au Seigneur à la fin des temps, ils reçoivent en partage la même vie éternelle que ceux qui avaient été appelés dès le début des temps. Aussi, ceux qui avaient travaillé les premiers murmurent en disant : « Ces derniers ont travaillé une heure seulement et tu les fais égaux à nous qui avons supporté le poids du jour et la chaleur ! » Ceux qui ont travaillé depuis le début du monde ont porté le poids du jour et de la chaleur parce qu’il leur a fallu vivre plus longtemps et ils eurent à supporter d’autant plus de tentations charnelles. On devra, en effet, porter d’autant plus le poids du jour et de la chaleur et être fatigué par l’ardeur de la chair que la vie sera plus longue.

4

Mais on peut se demander : « Comment ceux qui ont été appelés au Royaume avant le soir osent-ils murmurer ? », puisque aucun mur­murateur ne parviendra au Royaume des Cieux, et aucun de ceux qui y parviennent ne peut murmurer.

Mais les anciens pères, aussi juste qu’ait été leur vie, n’ont pas été con­duits au Royaume jusqu’à la venue du Seigneur, et ils n’y auraient pas été conduits sans la venue de Celui qui, par sa mort, devait ouvrir aux hommes les portes du paradis. Ils ont murmuré parce que, après avoir vécu dans la justesse pour re­cevoir le Royaume, ils ont cependant dû attendre pour y entrer. Car après avoir agi selon la justice, ils ont cependant été accueillis dans un lieu souterrain, aussi tranquille qu’on voudra, et en cela on peut dire qu’ils ont travaillé à la vigne mais qu’ils ont murmuré. Parvenus aux joies du Royaume après un long séjour aux régions inférieures, ils ont donc reçu leur denier en quelque sorte après avoir murmuré.

Mais nous qui venons à la onzième heure, nous ne murmurons pas après le travail et nous recevons le denier, car en venant dans ce monde après la venue du Médiateur, nous sommes conduits au Royaume aussitôt sortis de notre corps et nous recevons sans attendre ce que les anciens pères n’ont obtenu qu’après un long délai. C’est pourquoi le maître de maison dit encore : « Je veux à ce dernier donner comme à toi ». Et parce que la récolte de son Royaume est due à sa bienveillance même, Il ajoute légitimement : « Ne m’est-il pas permis de faire ce que je veux de mes biens ? » Insensée, en effet, l’accusation des hommes contre la bienveillance de Dieu !

De fait, il y aurait lieu de réclamer s’Il omettait de donner ce qu’Il doit, et non s’Il ne donne pas ce qu’Il ne doit pas ; c’est pourquoi Il ajoute justement : « Ou bien as-tu l’œil mauvais parce que je suis bon ? » Mais que personne ne se vante ni de son travail, ni de son ancienneté, puisque dans la phrase finale la Vérité proclame : « C’est ainsi que les derniers seront les premiers et les premiers seront les derniers ». Car bien que nous sachions déjà quelles bonnes actions nous avons faites et leur nombre, nous ignorons avec quelle subtilité le Juge céleste les appréciera. Et sans aucun doute on doit se réjouir grandement d’être au moins le dernier dans le Royaume de Dieu.

5

Mais les paroles qui suivent sont vraiment effrayantes : « Beaucoup sont appelés, mais peu sont élus », c’est-à-dire : beaucoup viennent à la foi, mais peu parviennent jusqu’au Royaume céleste.
Voyez donc comme nous sommes nombreux à nous réunir pour la fête d’aujourd’hui, l’église est pleine, et qui sait pourtant quel petit nombre sera compté dans le troupeau des élus de Dieu ? Car toutes les voix appellent le Christ, mais toutes les vies ne L’appellent pas. Beaucoup suivent Dieu par leurs voix et Le fuient par leurs actes. Voilà pourquoi Paul dit : « Ils font profession de connaître Dieu, mais Le nient par leurs actes »1, et Jacques : « La foi sans les œuvres est morte »2, et le Sei­gneur, par la voix du psalmiste : « Je voudrais proclamer, publier tes merveilles : il en est trop pour les dénombrer ! »3.

A l’appel du Seigneur les fidèles se multiplient à l’infini, parce qu’il ar­rive que ceux qui ne seront jamais comptés au rang des élus viennent à la foi. Ici-bas, ils sont admis par la confession de la foi au nombre des fidèles, mais à cause d’une vie de mauvais aloi, ils n’obtiendront pas d’être comptés là-haut dans le lot des fidèles. Cette bergerie qu’est la sainte Eglise reçoit les boucs avec les agneaux ; mais, l’Evangile l’atteste : quand viendra le Juge, Il séparera les bons des mauvais, comme le berger sépare les brebis des boucs4. On ne peut en effet être ici asservis aux plaisirs de la chair et là-haut comptés dans le troupeau des brebis. Là-haut, le Juge sépare du lot des humbles ceux qui relèvent ici-bas des cornes orgueilleuses. Ceux qui, de tout leur désir, cherchent la terre en ce monde, même s’ils font état d’une foi cé­leste, sont incapables de recevoir le Royaume des Cieux.

6

Vous en reconnaîtrez beaucoup au sein de l’Eglise, mes très chers frères, mais vous ne devez ni les imiter, ni les mépriser.

Car si nous voyons ce qui est aujourd’hui, nous ignorons ce que chacun sera demain. Souvent, on voit nous devancer, par l’habileté à faire le bien, celui qui nous suivait, et demain nous suivrons avec peine celui qu’on se voit devancer aujourd’hui. Alors qu’Etienne mourait pour la foi, Saül gardait les vêtements de ceux qui le lapidaient. C’est donc lui-même qui le lapida par les mains de tous ceux qu’il avait ainsi mis à l’aise pour le lapider, et cependant il surpassa par ses travaux dans la sainte Eglise celui qu’il rendit martyr en le persécutant. Il y a donc deux choses que nous devons peser soigneusement : puis-qu’il y a beaucoup d’appelés mais peu d’élus, d’abord que nul ne pré­sume de lui-même, car même s’il a déjà été appelé à la foi, il ignore s’il est digne du Royaume éternel.

Ensuite, que nul n’ait l’audace de déses­pérer de son prochain qu’il voit peut-être vautré dans les vices, car il ignore les richesses de la miséricorde divine.

7

A ce propos, mes frères, je vais vous raconter une anecdote afin que ceux d’entre vous qui se considèrent pécheurs du fond du cœur en apprécient davantage la miséricorde du Dieu Tout-Puissant. Cette année dans mon monastère, qui se trouve près de l’église des bien­heureux martyrs Jean et Paul, un frère vint à la vie monastique ; il fut reçu avec piété, mais se comporta lui-même avec plus de piété encore. Son propre frère le suivit au monastère, de corps mais non de cœur.

Détestant tout à fait la vie et les usages du monastère, il y habitait comme un étranger, et tout en fuyant la vie des moines par sa manière d’être, il ne pouvait pas quitter le monastère car il ne savait ni où aller, ni que faire. Son mauvais esprit pesait à tous, mais tous le supportaient avec sérénité pour l’amour de son frère. Orgueilleux et trompeur, non seulement il ignorait quelle vie doit venir après ce siècle, mais il se mo­quait quand on voulait la lui enseigner. Et ainsi il vivait dans le monas­tère avec l’esprit du siècle, léger dans ses paroles, instable dans ses mœurs, enflé dans son esprit, recherché dans son vêtement, dispersé dans ses actes.

Mais au mois de Juillet dernier, il fut frappé par le fléau de cette épidé­mie que nous avons connue, et, parvenu à la dernière extrémité, il se vit contraint de rendre l’âme. Déjà les extrémités de son corps étaient mortes et l’énergie vitale ne demeurait plus que dans la poitrine et la langue. Les frères étaient là et le veillaient dans son agonie, priant le Dieu de miséricorde autant qu’ils le pouvaient. Soudain, il vit un dragon venir pour le dévorer et se mit à pousser de grands cris en disant : « Voici que je suis donné en pâture au dragon qui toutefois ne peut me dévorer à cause de votre présence. Pourquoi me faites-vous attendre ? Laissez-lui la place pour qu’il me dévore ».

Et comme les frères l’exhortaient à se marquer du signe de la croix, il ré­pondit avec la force qui lui restait en disant : « Je voudrais me signer, mais je ne peux pas, parce que le dragon m’en empêche. La bave de sa gueule enduit mon visage, ma gorge est étouffée par sa gueule. Voilà qu’il comprime mes bras, et il a déjà englouti ma tête dans sa gueule ». Comme il disait cela, blême, tremblant et moribond, les frères se mirent à prier plus instamment encore, le soulageant de l’oppression du dragon par leur présence et leurs prières. Alors soudain libéré, il s’écria avec force : « Dieu soit loué ! Il s’éloigne ! Il sort, il fuit devant vos prières, le dragon qui allait me saisir ! » Et aussitôt il fit le vœu de servir Dieu et de devenir moine.

Et depuis lors jusqu’à maintenant, il est accablé par les fièvres et épuisé par les douleurs. Certes, il a été soustrait à la mort, mais jusqu’à présent il n’a pas été rendu pleinement à la vie. En effet, il est oppressé par des douleurs vives et persistantes, épuisé par une longue maladie, et le feu de la purification brûle plus durement encore la dureté de son cœur, car une disposition divine a fait en sorte qu’une plus longue maladie consume de plus longs vices. Qui aurait jamais cru que la conversion lui était réservée ?

Qui pourrait mesurer tant de divine miséricorde ? Et ce jeune homme pervers a vu à l’instant de la mort le dragon qu’il avait servi durant sa vie, et il l’a vu non pour perdre tout à fait la vie, mais pour connaître qui il servait, et le connaissant qu’il puisse lui résis­ter, et lui résistant il puisse le dominer. Ainsi celui qui le tenait captif parce qu’il ne le voyait pas, il le vit pour n’être plus tenu par lui. Quelle langue pourrait proclamer les entrailles de miséricorde de Dieu ? Quel esprit ne s’étonnerait des richesses de son immense bonté ?

Ces richesses de la divine bonté, le psalmiste les contemplait en disant : « Pour moi je chanterai ta puissance… car Tu es ma force, ô mon Dieu, mon refuge au temps de la détresse »1. Observant sur quelles épreuves est bâtie la vie humaine, il appelle Dieu « force » et il L’appelle « refuge », parce qu’après les tribulations du présent, Il nous accueille dans le repos éternel. Mais considérant qu’Il voit et porte nos maux, qu’Il supporte nos fautes et nous réserve le salaire par le moyen de la pénitence, le psalmiste n’a pas voulu L’appeler « Dieu miséricordieux » mais Lui a donné le nom même de miséricorde en disant : « Dieu de miséricorde ».

Remettons-nous donc devant les yeux le mal que nous avons fait, exa­minons avec quelle bienveillance Dieu nous supporte, considérons quelles sont ses entrailles de miséricorde, puisque non seulement Il est indulgent pour nos fautes, mais qu’Il promet même le Royaume céleste à ceux qui se repentent après leurs transgressions. Et que du fond du cœur chacun dise, que tous disent : « Dieu de miséri­corde » qui vis et règnes, Trois dans l’Unité et Un dans la Trinité, dans tous les siècles des siècles, amen !

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1Tt 1*16. 2Ja 2*20. 3Ps 40*6. 4cf. Mt 25*32.
Ps 59*18-19.

 


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