Parmi les gestes et symboles de la liturgie, il en est que les fidèles comprennent d'emblée et sans qu'il y ait besoin de les expliquer tant ils sont universels et encore contemporains ; d'autres sont plus difficiles et rendent nécessaire une explication plus ou moins savante. Déjà au XVème siècle Nicolas Cabasilas trouvait indispensable d'écrire une « Explication de la Divine Liturgie » pour ses contemporains, qui pourtant étaient plus proches que nous des origines du christianisme et de la culture qui donna naissance à nos liturgies orthodoxes.
Parmi ces gestes et symboles difficiles à saisir de nos jours il y a le voile du calice et son usage durant la liturgie eucharistique. Ce voile qui couvre le calice et la patène - en fait le pain et le vin - pendant une partie de la messe se retrouve dans toutes les liturgies anciennes. Il porte des noms différents selon les rites : Aër chez les Byzantins, Phroso ou anaphora chez les Syriens, et dans le rite des Gaules on l'appelle indifféremment « palla sirica » ou « coopertorium »1.
Ce voile était toujours fait de tissus précieux (soie) et couvert de broderies de fils d'or et de pierreries.
Ainsi en est-il encore aujourd'hui dans les Eglises de langue syriaque. Les commentateurs syriaques d'ailleurs se sont particulièrement penchés sur le sens de cet usage. Il est significatif qu'ils donnent à cette pièce d'étoffe le nom de Voile-Anaphora.
En effet, l'Anaphore c'est littéralement l'oblation, l'offrande elle-même ainsi que l'acte d'offrir à Dieu ; c'est aussi la partie centrale et essentielle de la Messe, depuis le baiser de paix jusqu'à la fraction du pain, et que nous appelons aussi en Occident le « canon eucharistique ». Si les Syriens trouvent à propos d'appeler « anaphore » le voile qui, sur l'autel, couvre les dons, c'est qu'il a une connexion intime avec l'oblation tout entière et avec l'autel. Ce voile fait partie de l'oblation autant que le calice et la patène et son symbolisme est mis en relief tout autant que celui des vases sacrés.
Aussi pour bien comprendre l'importance et la symbolique de ce voile, il faut le placer dans son contexte : l'autel. Si certains commentateurs voient dans l'autel le Christ lui-même, le plus grand nombre s'accorde à dire que l'autel symbolise le tombeau du Sauveur.
Dans un commentaire de saint jean Chrysosotome sur la divine liturgie on lit : « L'autel tient lieu de sépulcre du Christ » ; puis parlant du voile qui recouvre les oblats il ajoute : « Le voile étendu sur le calice et la patène est le symbole de la pierre placée sur le tombeau. »
Dans ce même esprit Théodore de Mopsueste dit que la procession du transfert des dons sur l'autel représente la descente de la croix et le cortège qui amena le corps inanimé du Sauveur jusqu'au jardin de joseph d'Arimathie : « Et quand les diacres ont apporté l'oblation, c'est sur le saint autel qu'ils la placent pour le parfait achèvement de la passion. Ainsi croyons-nous à son sujet que c'est désormais dans une sorte de tombeau que le Christ est placé sur l'autel et que déjà il a subi la passion. C'est pourquoi certains des diacres qui étendent des nappes sur l'autel présentent par cela la similitude des linges de l'ensevelissement... »
La liturgie d'ailleurs, fait dire au célébrant
recevant les oblats des mains des diacres : « Le noble Joseph descendit
du bois ton corps immaculé et le déposa couvert d'aromates dans
un sépulcre neuf... »
Un peu plus loin Théodore nous indique pourquoi on doit considérer
l'autel comme le tombeau du Christ : « c'est dans le tombeau que le Christ
mort a été placé, et c'est du tombeau qu'Il est glorieusement
ressuscité. C'est sur l'autel que sont placés le pain et le vin
qui sont sans « âme » parce que le Saint-Esprit n'est pas
descendu sur eux, et c'est sur l'autel que vient le Saint-Esprit pour les transformer
au corps et au sang du Christ, du Christ vivant et glorieux, et ils deviennent
le mémorial de sa résurrection. »
L'autel tenant lieu du tombeau du Sauveur, les oblats étant considérés comme le corps inanimé du Christ, descendu de la croix et déposé au tombeau, il est tout naturel que le voile qui les recouvre jusqu'à la prière eucharistique soit le symbole de la pierre roulée sur l'entrée du sépulcre.
Il est assez difficile de dire quand l'usage de ce voile s'est introduit dans la liturgie ; cela ne s'est pas produit à la même époque pour toutes les liturgies chrétiennes : le rite syrien le connaît dès le IVème siècle, le rite des Gaules le commente déjà au milieu du Vlème, mais le rite romain le connaît à peine au VIIIème siècle. Jusque-là les Romains utilisent le corporal : un linge blanc immaculé « car il représente le linceul dans lequel le corps du Christ fut enseveli ». Voici ce que dit l'ancien cérémonial bénédictin : « Le diacre étend sur l'autel le corporal qui doit avoir trois plis dans sa largeur et quatre dans sa longueur ; il fait en sorte que son milieu corresponde au milieu de l'autel... Il recouvre le calice avec le pli postérieur.2 » Ici la couverture du calice n'a pas d'autre motif que de protéger son contenu des insectes et autres objets indésirables qui pourraient y tomber : nous sommes loin du symbole qui nous préoccupe. L'introduction du voile dans le rite byzantin est plus tardive encore que dans les liturgies occidentales : il faudra attendre le Xlème siècle pour trouver une mention explicite dans les euchologes byzantins d'un voile couvrant les oblats et de son enlèvement au début de la prière eucharistique.
S'agissant de l'enlèvement du voile avant la prière eucharistique les différentes liturgies sont unanimes ; toutefois ce rite s'accompagne ou non d'un soulèvement itératif - sorte de tremblement. Dans le rite des Gaules ceci a lieu pendant la récitation des diptyques des défunts, juste avant la collecte « post nomina ». Chez les Syriens, pendant que le prêtre récite la prière « sur le voile »3; nous avons de l'ancienneté de ce rite un témoignage dans une lettre de Sévère d'Antioche, au début du Vlème siècle : « En Palestine et à Jérusalem -dit-il -pendant que le prêtre récite la prière dont il a été parlé, les diacres soulèvent continuellement et sans cesse le voile vers le haut et puis le font descendre, et ainsi jusqu'à la fin de la prière. »
Cet usage de l'agitation du voile, bien que très anciennement
attesté, ne laisse entrevoir ni son origine ni sa véritable symbolique.
Pour son origine on pense généralement à l'usage copte
des flabelles : les flabelles sont de grands éventails en plumes d'autruches.
Pendant l'ancienne liturgie copte, après la déposition des dons
sur l'autel, les diacres se tiennent des deux cotés de l'autel et agitent
leurs flabelles au-dessus des dons, qui sont ainsi protégés des
insectes, nombreux dans les pays chauds. Aujourd'hui encore, pendant l'annaphore
et jusqu'à la communion les diacres égyptiens agitent sur le calice
et la patène de petits voiles d'étoffe afin d'éloigner
les mouches.
Il faut remarquer que c'est lorsqu'on découvre les oblats, qui ne sont plus alors protégés par le grand voile, que cette agitation a lieu dans la plupart des Liturgies, ceci même dans les régions plus tempérées où les insectes sont plus rares.
Pour ce qui concerne le Rite des Gaules, cette agitation est très anciennement liée à la récitation des diptyques des défunts. Saint Germain nous dit : « On enlève le voile au moment où l'on récite les noms des défunts, car la résurrection des morts aura lieu lorsque le ciel sera replié comme un livre devant la venue du Christ... »4
Certains commentateurs associent ce geste aux vols de chérubins autour du trône céleste... mais rien dans le contexte ne justifie cette interprétation, qui serait bien plus adéquate si le « tremblement » du voile avait lieu à la fin de l'immolation (préface) où la référence aux chérubins et aux puissances célestes est quasi universelle.
La liturgie utilise aussi de petits voiles qui couvrent, l'un la patène et l'autre le calice ... Ces voiles, de plus petites dimensions, servent surtout à protéger le pain posé sur la patène et le vin contenu dans le calice, contre d'éventuelles chutes de poussières ou intrusions d'insectes. Ils n'ont aucune fonction symbolique et peuvent, de ce fait, être supprimés sans objection si la nécessité d'en présente. Dans le rite romain, ils portent de nom de « palle » - du latin « palla » : pièce d'étoffe ; la palle est faite de tissu de lin amidonné et tendu sur un carton rigide. En Gaule la palla était en tissu seulement, elle ne portait aucun ornement. On l'enlevait dès que les dons étaient posés sur l'autel (elle était alors remplacée par le voile-anaphore) ; dans le rite byzantin slave ce voile est rouge il sert essentiellement pour la communion.
Les usages liturgiques actuels, dans l'Eglise Orthodoxe, dérivent
tous plus ou moins des anciennes coutumes, même si, avec le poids des
siècles, les symboles ont été parfois masqués par
des multiples variations et « modes » ; de la simplicité
originelle on est souvent passé à une complexité stérile
: un dépoussiérage s'impose quelquefois, qui est le bienvenu s'il
aide les chrétiens à mieux comprendre et à mieux vivre
leur célébration eucharistique.
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1 « palla sirica » = voile de soie (Saint Germain Lettre 2 xxx ) « Coopertorium »= couverture (Saint Grégoire de Tours De miraculis sancti Martini II, 26 et VII,2)
2 Bona, de la liturgie, t.1, Paris 1854, p. 613.
3 Le rite Milanais connaît aussi une prière » sur le linceul (super syndonem) à cet endroit, de même le rite des Gaule, sous le nom « prière sur les offrandes ».
4 Saint Germain, Exp. Lit Gal. I, 21 ; allusion à Is 34:4:
« ...toute l'armée des cieux se disloque. Les cieux s'enroulent
comme un livre, toute leur armée se flétrit, .... »