[...] Encore trop souvent, dans les termes orthodoxe et orthodoxie,
on est en effet accoutumé en Ocident, à comprendre un
ensemble de clichés colorés et sonores dans lequel on
ne voit qu'un pittoresque folklore religieux propre au Moyen-Orient.
Evgraf emploie ici le mot "orthodoxe" dans sa définition
étymologique qui désigne toute "doctrine juste"
(gaullisme orthodoxe, communisme orthodoxe, etc.). La foi orthodoxe
est "la juste glorification" (doxa = gloire) de Dieu. Elle
fut la doctrine unique de tous les membres de la chrétienté
des premiers siècles, celle du temps où l'Église
ne connaissait pas encore un Occident et un Orient chrétiens
séparés par le Schisme.
C'est de ses pèlerinages en France que naîtra chez le jeune
Evgraf une idée-force. Très tôt en effet, dès
1921, se dessinera chez cet adolescent, la vision d'une chrétienté
réconciliée dans cette juste glorification, réunifiée
dans les fondements spirituels de la Tradition première. Tradition
commune à tous et, néanmoins, diversement colorée
d'usages locaux où, dans les pays christianisés dès
les temps apostoliques, les caractères du terroir ont laissé
leur empreinte : principe "d'unité dans la diversité",
incarnation dont continuent de témoigner les Églises locales
unies dans l'Église orthodoxe universelle. C'est cette idée
d'un certain oecuménisme, qui donnera son élan à
l'oeuvre à laquelle il consacrera sa vie, et dont le cheminement
se poursuit malgré les embûches semées sur sa route.
Maxime est en plein accord avec Evgraf, personnage prophétique
mais en même temps réaliste, au dynamisme fougueux bien
que réfléchi, et qui ne s'est pas contenté de parler
et d'écrire. Les deux frères partagent les mêmes
idées et la même ligne d'action courageuse dans l'application
de ces idées. Et c'est là où se reconnaît
la trace heureuse des jeux d'imagination qu'avait inventés leur
père, jeux éducatifs qui leur avaient appris, comme l'écrira
Maxime, à considérer que "...peu de choses sont vraiment
irréalisables".
Évoquant
en 1970 la personnalité de son plus jeune frère, il écrivait
: "Dès notre arrivée en France, se révèle
l'originalité foncière de la conception qu'avait Evgraf
de l'Église et du monde. Il ne se trouve nullement en exil et,
sur la terre en laquelle il vient vivre, il commence immédiatement
et pour ainsi dire instinctivement, à rechercher la Tradition
ancestrale unique à sa source, la découvrant à
travers des manifestations de la tradition locale, parentes de celles
de la tradition orthodoxe d'Orient. C'est là que prend naissance
en lui l'idée maîtresse qui guidera toute sa vie ultérieure
: faire resurgir la tradition de l'Église
indivise en Occident même, à partir de sources latentes
toujours vivantes, enfouies depuis des siècles sous des malentendus
historiques durables, et non uniquement par un apport extérieur
venu à nouveau de l'Orient".
Ce
trublion désintéressé dérange... Parce que
fondé dans la Tradition, son prophétisme généreux
et ouvert s'impose. Mais il sera difficilement admis, il sera même
rejeté par ceux que bousculent et inquiètent ses recherches
et ses réalisations. Maxime poursuit : "Evgraf eut une réelle
influence sur les jeunes de sa génération. Son don de
discernement entre les choses essentielles et les choses secondaires,
son sens des réalités doublé d'une expérience
spirituelle déjà considérable, et son courage actif,
lui permettaient de demeurer au-dessus des démêlés
politiques. Son influence contribua beaucoup dans son entourage à
la formation du climat psychologique qui s'établit alors en France
dans une certaine couche de l'émigration, consciente des problèmes
ecclésiologiques. Ce climat permit d'établir un équilibre
parfaitement harmonieux mais, hélas, précaire, entre l'Église
en Russie et l'Église en émigration".