EXTRAITS DU LIVRE LA
MESSE DE L'ANCIEN RITE DES GAULES |
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Les documents écrits du rite gallican | |
En commençant ce chapitre consacré aux témoins écrits du rite des Gaules il faut rendre hommage à ceux qui nous ont laissé cet inappréciable héritage et sans lesquels le présent livre ne serait qu’une suite d’interrogations sans réponses. La plupart des manuscrits mérovingiens du Vème au VIIIème siècles furent conservés dans les bibliothèques monastiques de France, d’Allemagne, de Suisse, d’Italie, d’Espagne, de Grande-Bretagne et d’Irlande. Hélas, l’abandon général des études liturgiques à partir du XIIIème siècle fut la cause de pertes irrémédiables et les manuscrits furent relégués dans les greniers, les caves et autres débarras, et ceux qui avaient par miracle échappé aux pillages des Normands, aux destructions iconoclastes, aux guerres civiles et étrangères, aux incendies et aux inondations, finirent quelquefois comme couvercle d’un pot de confiture ou marque-page à la bibliothèque cantonale. Ils subirent, pour un grand nombre d’entre eux, un grattage sévère et furent réemployés au IXème siècle – période de pénurie. Les parchemins ainsi grattés et réécrits s’appellent des palimpsestes . Il existe actuellement une technique très élaborée qui permet de faire réapparaître le texte primitif qui a été effacé. Cette technique qui utilise un appareillage sophistiqué a été mise au point, en particulier, à l’Abbaye bénédictine de Beuron en Allemagne du Sud – déjà célèbre pour son mouvement de réforme liturgique à la fin du XIXème siècle. Dans
cet état misérable, ces textes attendirent le milieu du
XVIIème siècle pour commencer à sortir de l’oubli.
Sous l’impulsion des moines de Saint-Germain-des-Prés et
de la congrégation de Saint-Maur, les érudits se mirent
à rechercher, à cataloguer, collectionner, étudier
les manuscrits anciens, puis finalement à les éditer pour
le grand public. En quelques années ces moines aussi savants
qu’obstinés ont inventé les méthodes de datation,
de critique textuelle, mis au point la technique de classement et de
déchiffrage. Dom Thierry
Ruinart né le 10 juin 1657 à Reims d’une famille
de tisserands. Il devient moine à Saint-Faron de Meaux en 1675,
fait ensuite des études de théologie à l’Abbaye
de Corbie. En 1683 il rejoint Mabillon à Paris, il devient son
élève préféré, et plus tard son continuateur.
Il travaille en particulier à l’édition des Acta
Sanctorum, collabore aux annales de l’Ordre de saint Benoît
et dirige la réédition du traité de diplomatique
de Mabillon. Pierre
Le Brun , prêtre de l’Oratoire né à Brignolles
(Var) en 1661. Dom Michel Germain, né à Péronne (Oise) en 1645, devient moine à Notre-Dame de Soissons en 1663. Il collabore avec Mabillon aux annales O.S.B., et au traité de diplomatique. Il meurt à Paris en 1694. Dom
Edmond Marténe est né à Saint-Jean-de-Losne (Côte
d’Or) le 22 décembre 1654. Dom Ursin Durand, né à Tours en 1680, moine de Marmoutier, qui devient l’élève et le collaborateur de Dom Marténe à partir de 1729. Il publie son traité le plus important en 1750 : l’Art de vérifier les dates. Les Sources Manuscrites Les manuscrits dont nous allons traiter maintenant se trouvent actuellement conservés dans différentes bibliothèques d’Europe : la Bibliothèque Vaticane, la Bibliothèque Nationale à Paris, diverses bibliothèques de province en France, en Allemagne, en Espagne et en Irlande. Malheureusement en ce qui concerne l’objet précis de notre étude – c’est-à-dire l’ordo de la liturgie eucharistique – un seul de ces textes lui est directement consacré : l’Expositio Gallicanae Liturgiae, plus connue sous le nom de Lettres de saintGermain de Paris. C’est donc le texte le plus important pour cette étude et un chapitre lui sera consacré entièrement. Pour ce qui est des autres textes, leur intérêt, qui est immense quand on étudie le rite des Gaules en général, semble les mettre ici en position secondaire ; toutefois dans un domaine où la matière est si rare, le moindre membre de phrase, le moindre indice, est précieux. Tout le travail des liturgistes qui se sont penchés sur ce rite a consisté (et consiste encore) à reconstituer un gigantesque puzzle. Chaque pièce a donc son importance. Les
documents actuellement connus sont de trois sortes. Nous
allons successivement nous intéresser aux uns et aux autres.
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Peut-on connaître l’origine de l’usage gallican ? | |
S’il
fallait en croire Hilduin, abbé de Saint-Denis, l’usage gallican
remonterait au temps de l’évangélisation de la Gaule
: Missæ ordinem more gallico ab initio receptæ fidei. Cette
affirmation péremptoire n’est toutefois pas dénuée
de fondement. L’usage gallican, comme nous sommes convenus d’appeler l’ensemble des rites dont le rite des Gaules est le plus représentatif, pose tant de problèmes aux spécialistes, historiens ou liturgistes, qu’il serait fastidieux d’énumérer les diverses thèses qui ont été émises sur ses origines depuis une centaine d’années, tant elles sont nombreuses. Nous nous limiterons ici à celles qui présentent un réel intérêt. 1. La thèse éphésienne Les liturgistes de l’école anglaise du début du XXème siècle ont rattaché l’usage gallican à la liturgie orientale d’Éphèse, l’antique Eglise d’Asie, patrie de saint Pothin et de saint Irénée. Cette liturgie aurait été importée naturellement d’Éphèse dans l’Eglise de Lyon, et de là dans toute l’Europe transalpine. Voici ce que dit de cette thèse monseigneur Louis Duchesne : Je crois ce système insoutenable, et voici pourquoi : la liturgie gallicane en tant que distincte de la liturgie romaine est quelque chose de très compliqué et de très précis dans sa complication. Elle suppose des rites nombreux et variés, disposés dans un ordre certain : elle comporte des formules identiques de thèmes et de style, quelquefois de contenu. Elle est donc très loin de ces formes simples et encore flottantes que l’on constate ou que l’on doit supposer dans la liturgie du IIème siècle. Son développement correspond, à tout le moins, au IVème siècle . 2. La thèse romaine Un deuxième système, également émis par l’école d’Angleterre, pense que la liturgie gallicane n’est rien d’autre que l’ancien rite romain antérieur à une hypothétique réforme du pape Damase. On est ici en pleine conjecture, car outre que cette prétendue réforme du pape Damase n’a laissé aucune trace dans l’histoire, nous ne possédons aucun texte du rite romain antérieur à ce pape qui viendrait soutenir ce système. Cette opinion se heurte aussi à la comparaison des deux rites qui montre qu’ils sont irréductibles l’un à l’autre (voir tableaux n° 3 et 4 pages 171 et 179). 3. La thèse milanaise Cette thèse a été brillamment défendue par monseigneur Louis Duchesne (op. cit.) Il développe en effet un certain nombre d’arguments et de raisonnements qui lui font voir dans l’usage gallican une liturgie orientale introduite à Milan au IVème siècle, très exactement sous l’épiscopat de l’évêque arien Auxence. Cet évêque, d’origine cappadocienne, fut désigné par l’empereur Constance pour occuper le siège de Milan à la place de l’évêque saint Denis, exilé pour la foi orthodoxe. Auxence fut évêque de Milan de 355 à 374. Il eut saint Ambroise pour successeur. Il joua un rôle important au concile de Rimini en 359. Après la déroute des adversaires de l’homoousios qui, en occident, suivit de très près la dissolution de cette assemblée, il tint bon et resta quinze ans sur son siège, en dépit de tous les efforts que l’on fit pour l’en déloger… Ceci dénote une trempe de caractère assez peu commune. C’est ce qui fait dire à monseigneur Duchesne que cet homme-là était bien capable d’introduire un rite syro-cappadocien dans son Eglise de Milan. Saint Ambroise trouva donc établis un certain nombre d’usages qui ne méritaient pas tous d’être corrigés ; sa largeur d’esprit en ce domaine est bien attestée . On conçoit donc que, la doctrine se trouvant sauve, Ambroise ait jugé opportun de ne pas troubler les fidèles par d’inutiles changements dans le rituel… Monseigneur Duchesne continue sa démonstration en mettant en lumière l’important foyer politique et spirituel qu’était alors la ville de Milan… Si cette thèse ingénieuse n’a pas pu s’imposer avec la certitude de l’évidence, elle a du moins su se faire accepter comme l’expression de la vraisemblance, en tout cas pour ce qui concerne le rite milanais. 4. La thèse cassianite ou syro-chaldéenne Cette hypothèse est due à l’imagination brouillonne du père Jean-Baptiste Thibaut, augustin. Ce très respectable religieux a davantage de bonne volonté que de bon sens. Par un raisonnement compliqué et tortueux, il voudrait prouver que l’ancien usage gallican est le résultat d’une double importation : – importation par l’Espagne et la Gaule méridionale des usages africains à la fin du IVème siècle, – importation au Vème siècle par saint Jean Cassien d’une liturgie syrienne orientale dans laquelle l’auteur reconnaît la liturgie d’Éphèse décrite, d’après lui, dans la Hiérarchie Ecclésiastique du Pseudo Denis l’Aréopagite (!) Pour arriver à cette conclusion, le père Thibaut démontre d’abord, à sa façon, que Jean Cassien est né dans la ville de Tigranosirta, dans le fin fond de la Mésopotamie ; c’est de là qu’il aurait apporté chez nous le rite syrien oriental. Voici quelques passages de ses conclusions : La liturgie dite gallicane telle que nous l’avons décrite dans le texte de l’Expositio de saint Germain de Paris présente dans son harmonieuse unité une ordonnance particulière et tout un ensemble d’éléments rituels empruntés aux liturgies orientales. Elle comporte, en outre, quant au choix des hymnes prophétiques comprises dans le rôle de la psalmodie à l’avant-messe, deux traits tout à fait exceptionnels d’origine franque : le chant réglé et uniforme des cantiques Benedictus et Benedicite, en l’honneur de la conversion et du baptême de Clovis à Reims, événement à jamais mémorable qui consacre les débuts de notre histoire nationale. (?) […] Cette liturgie singulière, en dépit des apparences contraires, n’a pas été importée directement d’orient dans les Gaules par les missionnaires asiates qui ont été ses premières gloires : elle est plutôt le résultat d’imitations successives des usages de l’Eglise d’Éphèse adoptés par les Eglises chaldéennes qui les ont conservés jusqu’à ce jour, et aussi des usages de l’Eglise de Jérusalem… Le père Jean-Baptiste Thibaut ne prouve rien de ce qu’il avance ; on doit reconnaître toutefois que l’idée d’une origine multiple de l’usage gallican est intéressante et qu’elle apporte sans doute des réponses à de nombreux problèmes. 5. La thèse de Monseigneur Alexis van der Mensbrugghe Dans une communication faite à la troisième conférence internationale de patristique, à Oxford en septembre 1959, monseigneur Alexis van der Mensbrugghe aborde le problème des origines de l’usage gallican après avoir fait un sort aux thèses de Dom Wilmart quant à la fausse-paternité des lettres de saint Germain. A la suite du père Elie Griffe, il voit comme fond premier de l’usage gallican l’ordonnance liturgique de la Tradition Apostolique d’Hippolyte (début du IIIème siècle) que l’Expositio Missæ de Germain reproduit intégralement (A. v. d. Mensbrugghe). Quand, dans la suite, la liturgie des églises gallicanes s’amplifiera au point de prendre une physionomie particulière, elle conservera néanmoins le fond primitif que nous font connaître saint Justin et Hippolyte. Ce fond primitif représente bien ce que fut la liturgie eucharistique de nos églises pendant tout le premier siècle de leur existence (150-250) . Pour Monseigneur Alexis van der Mensbrugghe, la Tradition Apostolique de saint Hippolyte décrit la liturgie telle qu’elle se trouvait célébrée au déclin du IIème siècle, à peu près partout dans la chrétienté, tant à Rome qu’à Alexandrie, Jérusalem ou Antioche, à quelques variantes près. Ce que nous savons de la liturgie eucharistique au IIème siècle ne contredit pas à ce raisonnement : Hippolyte lui-même se disait (aux dires de Photius) disciple d’Irénée. L’auteur montre ensuite les changements intervenus dans le rite romain – en particulier dans l’anaphore –, changements qui n’ont pas affecté les autres Eglises latines. L’usage gallican, avec la plasticité qui le caractérise, représente quelque chose d’analogue à la liturgie de la Tradition Apostolique, comme elle, par sa structure et ses formules, il est proche encore de la liturgie judéo-chrétienne des premiers siècles. Cette idée semble être aussi, autant qu’on peut en juger, celle du révérend père Louis Bouyer . Dans la suite de sa thèse, monseigneur Alexis v. d. Mensbrugghe s’autorise toutefois quelques suppositions qu’il ne démontre pas et qui, malheureusement, ont nui à sa crédibilité. Il n’est pas facile, après tant d’auteurs illustres, de donner ici un point de vue personnel et qui soit libre de toute influence. Nous tâcherons donc de rester aussi près que possible des faits et de les interpréter sans préjugés. 1. Les analogies entre l’usage gallican et la liturgie syrienne peuvent s’expliquer ainsi : ces deux rites sont les témoins, chacun dans son domaine géographique, des liturgies primitives de la fin du IIème siècle et du début du IIIème. Cet ordo, particulièrement bien représenté par les textes de la Tradition Apostolique et ceux qui s’y rattachent, était suivi à peu près partout jusqu’au milieu du IIIème siècle, époque où commence la différenciation liturgique. Pour des raisons qui nous sont encore mal connues, la Gaule (au sens large), d’un côté, et la Syro-Palestine de l’autre sont restées plus fidèles au modèle ancien. Cela pourrait s’expliquer soit par un tempérament particulièrement conservateur, soit par des raisons d’ordre politique , soit par ces deux facteurs à la fois. 2. L’évolution ultérieure de l’usage gallican s’explique par la mentalité religieuse des Européens de l’ouest ; si les emprunts aux liturgies orientales sont évidents, en particulier au cours des Vème et VIème siècles, la liturgie gallicane toutefois les assimile en vertu de son dynamisme propre et de ses obsessions, spécialement de sa vision eschatologique . 3. Un certain nombre d’innovations eut lieu au cours du : VIème siècle… Cette période marque, en orient surtout, un âge d’or de la création liturgique, sous le règne des empereurs Justin Ier, Justinien et Justin II. Les développements de la liturgie impériale à Constantinople, alors au faîte de son influence, eurent des retentissements sensibles en occident . C’est dans ce mouvement général que la liturgie gallicane introduisit l’usage de l’Aïus et du Sonus, du moins dans la forme décrite par saint Germain ; elle le fit d’autant plus facilement que sa structure propre était plus proche de la liturgie byzantine de cette époque. Tout ce qui précède pourrait donner l’impression que l’usage gallican est un rite composite. Que l’on ne s’y trompe pas ! Tout ce que nous connaissons de l’ancienne liturgie gallicane nous la montre au contraire d’une parfaite homogénéité, d’une originalité puissante, si puissante même que lorsqu’elle tombera sous les décrets répétés des Carolingiens, elle trouvera la force de s’introduire dans le vieux rite romain lui-même, et qu’il faudra attendre en France l’an 1776 pour voir disparaître officiellement ses dernières traces. Nous avons fait allusion, au début de ce propos, à la phrase d’Hilduin, abbé de Saint-Denis, contemporain des Carolingiens qui supprimèrent l’usage gallican. Nous voyons bien en quelle estime ce vénérable moine tenait l’antique liturgie gallicane, puisqu’il lui attribue une origine quasi-apostolique. Ceci montre combien étaient grand l’enracinement de cet usage en terre gauloise et la conscience que l’on avait déjà de son ancienneté. Rien n’infirme vraiment cette idée. L’usage gallican n’est pas une importation tardive et brouillonne d’une liturgie orientale ; il n’est pas non plus un reflet maladroit des anciens usages romains. C’est une liturgie des premiers âges chrétiens, à la structure souple et accueillante, et qui, restant fidèle à la Tradition et développant ses caractères propres, a su et a pu s’enrichir de l’expérience et de la créativité des autres communautés chrétiennes. |
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