L'Orthodoxie
occidentale, l'Orthodoxie française !

Père
Eugraph Kovalevsky, (1956)
(qui deviendra Monseigneur Jean, évêque de Saint-Denis
en 1964)
Au
Nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Amen !
Mes
amis, permettez-moi de faire un genre de confession, une mise au point
de l'œuvre que je dirige et à laquelle vous collaborez -
c'est-à-dire l'Orthodoxie occidentale, l'Orthodoxie française
- de ce qu'humblement j'essaie d'apporter à cet effort admirable
et de ce qu'il peut produire dans l'avenir si nous suivons la volonté
divine.
L'Orthodoxie occidentale, l'Orthodoxie française ! Elle se définit
par ces deux mots : «orthodoxie» et «occidentale»
ou «française». Le premier terme: orthodoxie, qu'est-ce
à dire ? Est-ce quelque chose d'anti-romain, d'anti-protestant
? Non. Ce n'est rien de «contre », car être «contre»
serait un esprit de schisme.
L'Orthodoxie, mot étrange qui couvre une réalité
merveilleuse. L'Orthodoxie, c'est la source de toutes les Églises,
l'Église elle-même comme mère des autres Églises;
ce n'est pas un retour artificiel vers le passé, mais la présence
de cette source dans les temps actuels.
L'Orthodoxie, prédominance de la vie chrétienne sur la
doctrine abstraite, non qu'elle ne nous instruise - elle nous instruit
« à temps et à contretemps» - non qu'elle
laisse de côté l'intelligence - elle la nourrit par la
connaissance de la théologie et fortifie notre volonté
- mais au-dessus de la connaissance abstraite, l'Orthodoxie, à
l'image de l'Église indivise des premiers siècles ou de
l'Église tout simplement, est la vie dans cette Église
et dans l'Esprit-Saint.
Étrange Orthodoxie, étrange Église primitive présente
dans les temps actuels. Elle ne contraint personne et pourtant l'on
s'attache de telle manière à sa vérité qu'aucune
épreuve ne peut nous en détacher, nous en arracher. Pourquoi
? Parce que dans les autres formes confessionnelles, on est lié
à la confession par logique humaine, par intérêt
spirituel, par contrainte et même par crainte d'être perdu
- hors de l'Église, point de salut. On adhère à
quelque chose en dehors de soi. Le mystère de l'Eglise des premiers
chrétiens, de l'Orthodoxie de tous les temps, réside dans
le fait qu'on est plus que l'on ne s'accroche. J'ai connu des gens qui,
ayant beaucoup souffert dans leur vie, subi de nombreuses attaques d'incompréhension
de la part des orthodoxes, ne pouvaient cependant extraire leur attachement
à l'Orthodoxie, sentiment qui pourrait être comparé
à l'attachement au sol, à la patrie. Lorsqu'on est orthodoxe,
on l'est organiquement, parce qu'on devient « Corps du Christ
» non du point de vue belle organisation ou fierté d'appartenir
à une immense Eglise, ou parce que nous nous sentons forts en
elle, mais parce que nous sommes «chair de sa chair, os de ses
os». Quand Adam vit Ève, il s'écria : «Voici
la chair de ma chair, l'os de mes os !» L'Eglise du Christ, que
l'on nomme maintenant «orthodoxe», répond au Second
Adam : «Nous sommes la chair de ta chair, l'os de tes os».
Nous sentons par l'Orthodoxie, unité tout intérieure,
couler dans nos veines le sang de la Vierge.
L'Orthodoxie : certes, où est la liberté sont parfois
les difficultés, les disputes, les incom-préhensions,
mais aussi l'union intérieure, semblable à celle d'un
enfant attaché aux entrailles de la mère. L'Orthodoxie
nous fait entrer dans les entrailles maternelles de l'Eglise que le
Christ a rachetée de son Sang. Et voilà pourquoi nous
n'avons pas, dans l'Orthodoxie, ce terrible conflit qui déchire
tant de consciences, conflit entre l'Eglise et la science, l'Eglise
et l'Etat, l'Eglise et notre conscience. Quelle en est la raison ? Lorsqu'il
y a conflit, cela montre que l'Eglise n'est pas inscrite organiquement
en nous. S'il se dresse un conflit entre l'Eglise et ma conscience,
l'Eglise et mes convictions politiques, son enseignement et mes aspirations
spirituelles, initiatiques ou scientifiques, c'est qu'elle n'est pas
encore devenue chair de ma chair, os de mes os, qu'elle demeure extérieure
à moi, s'imposant comme une autorité et une doctrine extérieures.
L'enseignement de l'Eglise orthodoxe est différent ; il nous
introduit dans les Mystères par la liturgie et la prière,
par notre entrée dans la communauté et l'entrée
dans sa vie.
Mais, je veux, aujourd'hui, dire ici la grandeur des Eglises orthodoxes
d'Orient. Elle ne consiste pas seulement en ce que l'âme slave
sache si bien prier, ou que les Grecs soient de merveilleux et uniques
poètes, tels un Damascène ou un Roman le Mélode.
Elle n'est pas non plus seulement en la souffrance endurée par
d'innombrables martyrs pendant que l'Occident jouissait de la tranquillité
; certes, tout ceci est grand, tout ceci est magnifique et peut nous
fournir d'admirables exemples dignes d'apologie, mais ce qui est irremplaçable
dans l'Eglise d'Orient, c'est qu'elle nous a préservé
au travers de toutes les vicissitudes et les difficultés de l'histoire
de l'humanité, cette Eglise-mère, cette Eglise organique,
cette Eglise qui est une intérieurement, qui a su placer la vie
au-dessus de l'abstraction, de l'organisation et de la pensée.
Elle nous a préservé ! Et s'il n'y avait pas eu d'Eglise
d'Orient pour nous garder intact ce trésor que l'on appelle Orthodoxie,
nous ne pourrions pas, au XXe siècle, faire artificiellement
un saut en arrière et revenir aux sources… Ma pensée
s'élance vers les Eglises orthodoxes de l'Orient et leur dit
: «Soyez bénies ! Vingt siècles ont passé
et vous avez gardé intact le dépôt, protégé
la source qui vient des siècles primitifs. »
Il incombe à l'Occident, à nous tous, de faire couler
cette source ici-même. Sommes-nous «contre» quelque
chose ? Non, mes amis. Mais l'Orthodoxie est une nécessité
pour des milliers d'âmes! - Si certaines n'en ont pas besoin,
qu'elles demeurent surtout là où elles sont - Je vous
l'assure, c'est une nécessité, un cri de multitudes de
multitudes d'âmes, celles qui sont déjà parties
de cette terre et celles qui vivent encore ou qui viendront, une nécessité
de retrouver l'Eglise indivise, dépouillée de conflit
entre ma conscience et son enseignement, mes convictions et ses dogmes,
sans crise permanente entre son autorité et ma liberté,
crise qui provient de ce que l'Eglise ayant perdu l'unité intérieure,
l'autorité, la doctrine et l'unité extérieure sont,
de ce coup, placées au-dessus de la vie. C'est une nécessité
et, veut-on ou ne veut-on pas, y aura-t-il des difficultés ou
n'y en aura-t-il pas, de jour en jour l'Eglise orthodoxe grandira jusqu'à
parvenir au nombre voulu par Dieu.
Et maintenant, laissez-moi vous faire une confession personnelle. Vous
pouvez vous demander, à juste titre, pourquoi un Russe comme
moi a donné toute sa vie à cette Orthodoxie occidentale
et française ? N'eût-il pas été plus naturel
qu'à ma place, ici, aujourd'hui, soit un Français ? Que
vous répondrai-je ?
Durant des années, j'ai cherché ce Français, je
suis resté laïc, à la queste de cet Occidental cent
pour cent, capable d'occuper cette place. De 1925 à 1937, je
suis resté en queste, priant Dieu de me faire rencontrer cet
homme et lui disant : «Seigneur, indique-le moi, afin que je le
serve et lui remette l'œuvre. Qu'il vienne, qu'il prenne cette
place ! » Et je ne trouvais personne. Enfin, il vint. C'était
Monseigneur Winnaert. Mais, à peine avait-il posé les
premières pierres de l'Église orthodoxe occidentale, à
peine était-il entré dans l'Eglise orthodoxe, que Dieu
le rappelait au ciel. Et en mourant, il me dit : «Incline ta tête
et accepte de travailler à ma place.» Je ne pouvais refuser
à celui qui allait quitter cette terre ; je courbais donc ma
tète et fut ordonné prêtre. J'acceptais. Mais en
acceptant, mes amis, il me fallait réaliser un long travail...,
car - et ici nous revenons à l'Orthodoxie occidentale et française
- d'un côté, j'avais certes l'assurance de sortir moi-même
de cette source orthodoxe, des profondeurs des entrailles orthodoxes
pour vous apporter la pure doctrine, mais je comprenais en même
temps qu'il y avait un autre travail à accomplir, un travail
d'abnégation. Le Christ a dit : « Celui qui ne quitte pas
son père et sa mère n'est pas digne de moi.» Pour
m'attacher à vous et à l'œuvre, je devais quitter
mon père et ma mère, mon passé, ma tradition culturelle,
épouser l'Occident et la France, tourner le dos à l'Orient,
non à ce qu'il a de précieux du point de vue sauvegarde
de l'Orthodoxie, mais à ce qui lui est spécifique. Ce
fut mon monachisme, et maintenant, je puis le dire, je suis vraiment
le serviteur cent pour cent de l'Occident et de la France orthodoxe.
Il est intéressant de noter que dans tous les pays d'Europe,
en Allemagne, en Italie, en Suisse, en Angleterre, en Hollande, nous
voyons des mouvements de retour à l'Orthodoxie. Je pense, néanmoins,
que c'est à la France de prendre le flambeau. Le peuple français
possède une qualité très particulière, que
l'on pourrait désigner par : esprit chevaleresque et missionnaire,
«Dieu premier servi». Un archimandrite grec me disait à
Paris, il y a dix ans : « Les Grecs ont pensé, les Russes
ont senti, les Français réaliseront.» Il y a, en
France, un esprit de conquête, un esprit de service, un esprit
de sacrifice pour un idéal. Voilà la raison pour laquelle
je crois que c'est la France qui réalisera, augmentera, fortifiera,
propagera et confessera cette Église orthodoxe en général
et occidentale en particulier. Et Dieu me souffla que si nombre de peines
nous attendent encore pour nous purifier, nous ne sommes pas loin cependant
d'une réalisation merveilleuse, et qu'en grandissant, cette Eglise
donnera une infinité de grâces aux âmes, qu'elle
aidera quantité d'êtres à se retrouver non seulement
dans les épreuves personnelles, mais aussi dans les épreuves
mondiales. Pendant les périodes très critiques que l'Europe
subira bientôt, elle donnera la possibilité de «connaître
», avec l'espérance d'un Péguy, la puissance du
Saint-Esprit, et permettra de traverser les vagues de ce monde la tête
haute et confiante.
Que Dieu soit loué, Père, Fils et Saint-Esprit, aux siècles
des siècles. Amen !
Père Eugraph Kovalevsky,
(1956)