Orthodoxie
et œcuménisme
Père André Borelly
Le père André Borrély, théologien orthodoxe
français a fait « une autocritique sans complaisance
du monde orthodoxe actuel afin de mieux montrer ensuite ce que pourrait
apporter d’irremplaçable à l’Eglise Romaine et au protestantisme une
Orthodoxie purifiée des péchés qui présentement encore la défigurent
et qui, pour une large part, proviennent du poids de l’histoire »…
Le père André Borrély, théologien orthodoxe
français du Patriarcat Œcuménique de Constantinople et professeur
de philosophie est venu du 10 au 15 décembre 2004 à Lviv sur une mission
organisée par l’Institut d’Etudes Œcuméniques de l’Université Catholique
d’Ukraine et financée par le Ministère Français des Affaires Etrangères.
Le professeur Borrély a rencontré le recteur de l’université et visité
les différents instituts.
Il a donné une conférence sur l’Orthodoxie et l’œcuménisme
devant les cadres et les étudiants de l’université. Cette conférence
s’est inscrite dans le cadre d’ouverture des activités de l’Institut
d’Etudes Œcuméniques qui sera officiellement inauguré en juin 2005.
Le
fil conducteur de tout mon exposé va consister à effectuer une autocritique
sans complaisance du monde orthodoxe actuel, afin de mieux montrer ensuite
ce que pourrait apporter d’irremplaçable à l’Eglise romaine et au protestantisme
une Orthodoxie purifiée des péchés qui présentement encore la défigurent
et qui, pour une large part, proviennent du poids de l’histoire. Plus
précisément, je voudrais développer l’idée que le péché des Orthodoxes
est de ne pas tirer toutes les conséquences ecclésiologiques de leur
théologie.
Car,
si, avec la théologie orthodoxe des énergies divines, on admet que Dieu
a créé l'homme pour le diviniser, l’a préconstruit pour les épousailles
divines, on ne peut se dérober à la nécessité de se faire une conception
dynamique de l’Eglise. On ne peut simultanément affirmer que Dieu ex-i-ste
de façon dynamique, qu’il explose, si je peux dire, et agit en dehors
de sa propre essence inaccessible, et se recroqueviller sur soi-même
en se fermant aux autres, et en l’occurrence à l’Occident. L’Orthodoxie
ne doit pas devenir un coffret précieux sur lequel on s’assiérait en
se gardant bien de l’ouvrir, ni une huître contenant une perle de grand
prix mais qui, dans la tempête, devrait demeurer hermétiquement close.
En l’occurrence,
la tempête, c’est la modernité. Les Orthodoxes
doivent faire un effort considérable pour être davantage attentifs aux
interrogations de la modernité occidentale. Face à cette modernité,
trop d’Orthodoxes sont déboussolés, empêtrés dans leurs contradictions.
Dans le monde slave, le poids de l’histoire, ce furent soixante-dix
ans de totalitarisme au sortir desquels les Orthodoxes se sont brutalement
trouvés confrontés à un phénomène – la modernité –venu de l’Occident
non-orthodoxe et de sa société de consommation. Durant tout le 20 ème
siècle, l’Occident chrétien a couru le risque de l’ouverture aux autres.
Certes, ce fut un risque. Et pourtant, le 20 ème siècle aura été, pour
les chrétiens occidentaux, un temps de réflexion et d’approfondissement.
Durant le même temps, l’Orthodoxie slave expérimentait la persécution
et la destruction. Il en est résulté une attitude défensive, une peur
de l’autre. Des pays comme la Russie ou la Roumanie s’inquiètent de
la perte des valeurs traditionnelles, de la permissivité sexuelle et
de la propagande des sectes protestantes américaines. On comprend que,
dans la période de totalitarisme et de persécution, l’Eglise orthodoxe,
dans ces pays-là, se soit crispée sur les expressions liturgiques les
plus fondamentales de sa foi. Mais l’heure est maintenant venue de penser
la modernité, de la regarder en face en comprenant notamment que la
théologie des énergies divines oblige les Orthodoxes à apercevoir avec
joie ce qu’il y a d’orthodoxie en dehors des limites visibles de ce
que l’on appelle l’Eglise orthodoxe.
Il y a un
fait historique qui devrait faire réfléchir les Orthodoxes, à savoir
que l’Eglise ancienne ne rebaptisait même pas les ariens. Ne pas rebaptiser
quelqu’un qui a déjà reçu le baptême, c’est reconnaître qu’il y a de
l’Orthodoxie en dehors des frontières visibles et conceptualisables
de l’Eglise orthodoxe. C’est admettre que si rien d’hétérodoxe n’existe
dans la lex credendi comme dans la lex orandi
, dans la doctrine et dans le culte de l’Eglise orthodoxe, toute
l’Orthodoxie n’est pas contenue dans les limites visibles et conceptualisables
de l’Eglise orthodoxe. Des vérités sont crues fermement, des
réalités sont vécues intensément, des actes sont posés parfois héroïquement,
qui sont véritablement orthodoxes bien que se situant en dehors des
limites visibles de l’Eglise orthodoxe. La foi et le culte de l’Eglise
orthodoxe comportent tout ce qui entre dans la définition de l’Orthodoxie,
mais plus d’un des ingrédients de l’Orthodoxie peut et doit être discerné
dans la foi et le culte de chrétiens se situant en dehors des frontières
empiriques de l’Eglise orthodoxe. En langage philosophique, je dirai
que le concept d’ Orthodoxie est plus compréhensif
que celui d’ Eglise orthodoxe .
Là où ils
passent d’un monde où ils étaient persécutés à un monde où ils ne comprennent
plus rien, les Orthodoxes doivent se convaincre de cette vérité essentielle
à savoir que, si divisés qu’aient été et que demeurent les chrétiens,
à un certain niveau de profondeur cepeendant, ils n’ont jamais cessé
d’être un. Lorsqu’avec saint Cyprien de Carthage on affirme qu’ il
ne peut y avoir de baptême hors de l’Eglise , on ne doit pas comprendre
qu’il n’y a pas de baptême hors de l’Eglise orthodoxe, mais qu’il y
a de l’Orthodoxie là où il y a baptême. Dans la mesure où des communautés
chrétiennes non-orthodoxes célèbrent une liturgie eucharistique qui
nourrit des saints, elles témoignent d’un degré d’ecclésialité que seule
une théologie dynamique de l’Eglise peut prendre en compte comme il
se doit. L’existence d’un saint suffit à contester radicalement la division
des chrétiens en ce sens qu’en lui, d’une certaine manière, est dépassé
l’état de division consécutif au péché des chrétiens tout au long de
l’histoire tourmentée de l’Eglise. Des hommes et des femmes tels que
saint François d’Assise et sainte Thérèse de Lisieux, le saint curé
d’Ars et saint Maximilien Kolbe sont là pour témoigner qu’il y a une
puissance divine de sanctification et de divinisation réellement à l’œuvre
dans des communautés non-orthodoxes, pour montrer qu’en des chrétiens
non-orthodoxes, le corps et le sang divinisants du Christ reçus dans
la divine communion sont parvenus à réaliser la destinée chrétienne,
à savoir la déification par le saint Esprit. C’est ce que pensait le
métropoplite Euloge qui, en octobre 1934, à Lyon, remarquait : Il
me semble bien que saint Séraphim ou saint François d’Assise, ou d’autres
grands serviteurs de Dieu ont déjà réalisé dans le labeur de leur vie
l’idée de l’union des Eglises. Ce sont des saints citoyens de l’Eglise
universelle unique, qui ont pour ainsi dire surmonté les divisions confessionnelles
dans les sphères suprêmes. Dans les hauteurs, dans leurs saintes âmes,
ils ont déjà abattu les murailles dont parlait naguère le métropolite
Platon de Kiev : « Les murailles de nos divisions n’arrivent pas jusqu’au
ciel ».
Les Orthodoxes
qui, à l’heure actuelle, cèdent à la facilité du passéisme, prêtent
l’oreille aux discours apocalyptiques et tournent le dos à un christianisme
ouvert, à la perspective d’une réforme créatrice de l’Eglise, ces Orthodoxes-là
sont inconséquents avec la théologie apophatique qui, pourtant, est
consubstantielle à la théologie orthodoxe. Dans la grande Tradition
orthodoxe est transmise la conscience la plus vive que le mystère est
la réalité en ce qu’elle a de merveilleusement inépuisable. Dieu est
au-delà de tout ce que nous pouvons en penser et en dire. Mais, parce
que l’homme a été créé à l’image de Dieu et pour lui ressembler en étant
par lui divinisé, l’amour humain et l’expérience que l’homme fait de
sa liberté pour le meilleur et pour le pire, dans la science et la technique,
dans l’art et dans la vie de la cité, autrement dit dans toute la chair
de la modernité, tout cela, ce sont des mystères ,
c’est-à-dire des réalité sans fond . Et
l’Eglise, bien loin de se réduire à n’être qu’une institution, une réalité
du monde spatio-temporel, un phénomène sociologique et juridique, la
sainte Eglise est un mystère divino-humain qui se situe bien au-delà
de ce que nous voyons, disons et comprenons. L’apophatisme devrait inspirer
à tous les Orthodoxes la conviction qu’ils doivent demeurer dans l’ignorance
des frontières réelles de l’Eglise. Dieu seul connaît les limites effectives
de l’Eglise. Nous devons refuser résolument de confondre la réalité
effective de l’Eglise avec ce que nous pouvons humainement en percevoir
et concevoir. De l’apostolicité, de la catholicité, de la sainteté,
de l’unité, bref de l’ecclésialité existe, à des degrés divers, certes,
mais réels, en dehors des limites visible et conceptualisables de l’Eglise
orthodoxe. Les Orthodoxes doivent être prêts à admettre avec joie et
action de grâce que, par et dans l’Esprit saint, la rédemption du Christ
ressuscité atteint des hommes et des femmes pour lesquels la réception
du baptême n’a jamais pu se poser, pour des raisons historiques, culturelles,
sociologiques, géographiques ou psychologiques. Comment penser que le
très saint Esprit répandu à profusion à la Pentecôte par le Ressuscité
n’a pas été agissant, c’est-à-dire déifiant en un Al-Hallâj, un Gandhi,
ou un Sri Ramakrishna, qui rayonnait de lumière, et en tant et tant
de juifs pieux martyrisés par de soi-disant « chrétiens » en raison
de leur inébranlable fidélité à la foi de leurs pères ?
De nos jours,
on n’ose plus se référer à la célèbre formule : Hors de l’Eglise,
point de salut. C’est parce que trop souvent on a réduit l’Eglise
à une institution. On n’ose plus dire, et on a raison : « Hors des limites
visibles et conceptualisables de l’Eglise, point de salut ». Mais il
faut penser l’Eglise, non point surtout comme une institution, mais
comme l’Epouse virginale du Ressuscité avec lequel elle ne fait qu’un,
selon la théologie du mariage que formule saint Paul dans l’épître aux
Ephésiens ( Ep. 5 , 29-33 ) en se référant au
deuxième chapitre du livre de la Genèse ( Gn. 2 ,
24 ). Jeanne d’Arc était bonne théologienne lorsqu’elle lançait à ses
juges : De Jésus Christ et de l’Eglise, il m’est avis que c’est
tout un. La fameuse formule : Hors de l’Eglise, point
de salut , doit être comprise dans le sens de : « Hors du Christ,
point de salut », étant entendu que l’Epoux et l’Epouse ne font qu’une
seule chair, si bien que là où est le Christ, là est aussi l’Eglise.
L’œcuménisme
suppose la conversion, le repentir, donc l’humilité. C’est le contraire
même du prosélytisme . Il ne s’agit pas de chercher
à convertir les autres, mais de se convertir soi-même. Il ne s’agit
pas de vivre et de penser contre l’Autre mais
d’exister et de penser vers lui. Il s’agit de
prendre en compte le fait qu’il existe dans les autres Eglises des éléments
importants, voire très importants de la véritable Eglise. A quelque
confession que nous appartenions, nous devons consentir à passer, onéreusement
mais salutairement, par le creuset purificateur d’une metanoia , d’un
repentir. Pour accéder à la diversité réconciliée, nous devons convertir
nos divergences en différences, nous purifier de toutes les infidélités
qui, au cours des siècles, nous ont éloignés, chacun à sa manière, de
l’attitude normative, infrangible et irremplaçable qu’il a plu à Dieu
de privilégier dès lors qu’il s’est agi pour lui de conduire l’humanité
aux sources intimes de sa vie incréée. L’œcuménisme suppose une véritable
pratique ascétique dont le but est l’humiliation radicale de soi et
par là même l’obtention de l’humilité à son degré le plus élevé.
La mission
de l’Eglise n’est pas essentiellement de maintenir l’identité nationale,
ethnique, mais au contraire de désidolâtrer , si je peux
dire, le concept de nation, en conviant les chrétiens à distinguer l’amour
légitime de la patrie de la fièvre narcissique et exclusiviste du nationalisme.
Les Eglises orthodoxes qui, depuis de nombreux siècles, ont baptisé
les nations slave, roumaine, hellénique ont cédé à une dérive phylétique,
nonobstant la condamnation conciliaire du phylétisme en 1872. Qu’il
soit russe ou grec, l’Etat a soumis à son autorité temporelle l’organisation
et l’administration ecclésiastiques. Or, pour que l’Eglise demeure ce
qu’elle doit être, c’est-à-dire le corps vivant et eucharistique du
Christ ressuscité, il est essentiel qu’elle cesse d’être influencée
par des opportunités liées au pouvoir de l’Etat. Dans les pays où l’Etat
fut l’ ennemi de l’Eglise, le problème qui se
pose maintenant est d’éviter qu’il soit désormais son souverain.
Dans les pays de tradition orthodoxe, il y a jusqu’à nos jours,
la tentation d’identifier chaque peuple orthodoxe avec la vérité de
la foi orthodoxe. Mais il y a pire. Il y a une altération de l’identité
de l’Eglise et de la conscience qu’elle a d’elle-même, de son enfermement
à l’intérieur d’une perspective bloquée sur l’histoire, avec l’oubli
qui en résulte de son identité eschatologique. La mission de l’Eglise
risque alors d’être ratatinée à la réalisation de la destinée nationale,
du salut national, à l’immobilisme consistant à conserver un glorieux
passé ethnique et religieux. La conscience historique de la renaissance
nationale risque alors d’occulter celle de l’histoire du salut et de
la divine économie. Il y a comme un syndrome de l’identification avec
la nation et l’incapacité à dépasser ce syndrome. Il faut que les Eglises
orthodoxes comprennent enfin que la voie historique de l’Eglise est
nécessairement distincte de l’odyssée historique de la nation. Il y
a le grand danger de considérer tel ou tel peuple orthodoxe comme le
nouveau peuple élu de Dieu. Or, l’actualité c’est, pour les Etats des
pays traditionnellement orthodoxes, la nécessité de s’adapter à la mondialisation,
à l’enracinement international et à d’importantes restructurations que
cet enracinement requiert. Pendant ce temps, les Eglises, elles, sont
tentées de céder à la tentation de se sécuriser en se réfugiant dans
le passé et dans la conscience qu’elles ont de leur contribution historique
aux combats de tel ou tel peuple. Le lien privilégié que les Eglises
orthodoxes entretiennent dans les pays traditionnellement orthodoxes
avec la nation rassure ces Eglises au moment même où les Etats, eux,
doivent affronter la modernité, c’est-à-dire l’Union européenne et le
nouvel ordre mondial. Récemment, en Grèce, la volonté de l’Etat, de
supprimer sur les cartes d’identité, la mention de l’appartenance religieuse
a suscité les plus vives protestations encouragées par l’épiscopat orthodoxe.
La question qui doit être posée à de nombreux Orthodoxes est la suivante
: qu’est-ce qui est le plus important, la nation ou le Christ, la pérennité
de la nation ou le Royaume de Dieu, l’eschatologie sécularisée ou la
catholicité de l’Eglise affirmée dans le Credo ? L’identité
nationale et l’identité chrétienne ne doivent donc pas être considérées
comme une réalité unique et inséparable, et l’identité chrétienne ne
saurait être considérée comme une partie constitutive de l’identité
nationale.
Le Christ
dit à Nicodème : Celui qui fait la vérité vient à la Lumière
( Jn. 3 , 21 ). De même, dans sa première
épître, saint Jean affirme : Si nous disons que nous sommes
en communion avec lui alors que nous marchons dans les ténèbres, nous
sommes des menteurs, nous ne faisons pas la vérité ( I Jn. 1
, 6. ) . Il nous est demandé de faire
la vérité , d’être vrais, d’être ce que nous osons dire lorsque
nous osons nous dire chrétiens, d’être ce que nous prétendons croire
lorsque nous récitons le Credo . Les hommes et les femmes
de ce temps parlent trop fréquemment de faire l’amour ,
et pas assez souvent de faire la vérité. On ne faitpas
l’amour, c’est l’Amour qui nous fait, en ce sens que ce que nous appelons faire
l’amour n’a de consistance et de sens, pour un chrétien, que si
lemystère de ce que nous croyons faire alors
est englobé dans un mystère encore plus grand, plus profond, celui de
l’amour du Christ et de son Epouse, l’Eglise. Par contre, nous devons faire
la vérité en ce sens que l’amour du Père céleste pour nous, l’extension
jusqu’à nous de l’acte générateur éternel par lequel il fait à son Fils
le don infini de son saint Esprit, cet amour ne peut nous faire
que si nous sommes vrais face à lui et à nos frères les hommes,
que si nous ne trichons pas. L’Amour divin et incréé ne peut nous faire
, c’est-à-dire ne peut nous diviniser, que si nous-mêmes commençons
par faire la vérité .
Si nous,
chrétiens, nous ne faisons pas la vérité ,
les hommes, nos frères, qui ne partagent pas notre foi, ne pourront
– à de très rares exceptions près – la découvrir tout seuls. Si nous
ne sommes pas vrais, nous risquons de nous entendre dire, comme à Caïn
: Où est Abel, ton frère ? Il n’y a peut-être pas d’athées
véritables, mais seulement des agnostiques auxquels il est donné de
ne rencontrer que des chrétiens qui ne font pas la
vérité , qui font comme si :comme s’ils faisaient
ce qu’ils croient, comme s’ils étaient ce qu’ils disent. Nous devons
relire la parabole du Jugement dernier, en Mt. 25, 31-46 – J’avais
faim et vous m’avez donné à manger, etc. — en nous disant que le
Christ ne s’identifie pas seulement avec ceux qui sont dans la misère,
malades ou en prison, mais également avec tous ceux qui, en ces temps
de grande détresse spirituelle, sont en proie à ce que le philosophe
Paul Ricoeur a appelé le désespoir du sens. Au comme
si des chrétiens hypocrites et comédiens correspond le comme
si des hommes qui vivent désormais sous le regard aveugle de la
mort, de la mort qui a cessé d’être investie de part en part par la
foi chrétienne en la résurrection. Ces hommes essaient désespérément
de vivre comme s’ ils n’allaient pas mourir, comme
si leur existence humaine pouvait être dégagée de la réalité aliénante
de la mort. Devant l’angoisse existentielle de la mortalité — c’est-à-dire
que, dans un mois, dans un an , de toute manière, il faudra
bien mourir –, les hommes de ce temps sont nus et seuls comme jamais
ne l’avaient été les hommes auparavant. Leur vision du monde n’inclut
plus la mort, elle s’efforce désespérément de l’oublier. Chacun vit comme
si lui seul ne devait pas mourir. Les hommes, nos frères, qui vivent
désormais sans espérance, en attendant la mort, en tentant simplement
de la repousser le plus tard possible, ces hommes ont besoin que, devant
eux, nous fassions la vérité , que nous soyons vrais afin
que rayonne notre foi en la résurrection. Il n’est pas, pour un chrétien,
de plus grande tristesse que de n’être pas vrai, et il n’y a pas de
plus grande misère, pour les non-chrétiens qui nous entourent, — fussent-ilssociologiquement
baptisés – que de passer toute une vie sans que leur soit accordée
la grâce de rencontrer un vrai chrétien, un chrétien qui fait
la vérité .
Si donc les
Orthodoxes parviennent à faire la vérité, à être vrais
au lieu de se contenter de posséder la vérité, alors, mais alors seulement,
étant rendus crédibles par leur capacité à se convertir et à être vrais,
ils pourront contribuer d’une manière irremplaçable à hâter le retour
des chrétiens à une Eglise indivise caractérisée par la
foi en l’Eglise comprise non point comme une institution mais comme
corps divino-humain et pentecostal du Ressuscité ; par l’expérience
de l’unité des chrétiens non seulement dans sa dimension synchronique
, mais aussi dans sa dimension diachronique ;
par l’expérience de cette unité comme unité de l’Eglise
et non point comme union des Eglises ;
par le refus de tout juridisme dans sa théologie
du salut et de la rédemption, de la confession des péchés, du mariage
et du célibat ecclésiastique, de la primauté.
En Occident,
il y a une longue tradition de refus de l’expression : Je crois en
l’Eglise , depuis Pierre Chrysologue, au 5 ème siècle,
jusqu’au cardinal de Lubac, dans son beau livre Méditations sur l’Eglise
, et Karl Barth, dans son Esquisse d’une dogmatique , en passant par
Paschase Radbert, au 9 ème siècle. Celui-ci écrit : Nul ne
peut dire correctement : « Je crois en mon prochain, ou dans un ange,
ou dans quelque créature que ce soit ». Partout, dans les Ecritures
divines, vous trouverez la propriété de cette confession réservée à
Dieu seul …. Nous disons bien : « je crois à tel
homme », comme nous disons : « je crois à Dieu
»; mais nous ne croyons pas en cet homme, ni en
aucun autre. Car ils ne sont eux-mêmes ni la vérité, ni la bonté, ni
la lumière, ni la vie : ils ne font qu’y participer. C’est pourquoi,
lorsque le Seigneur veut, dans l’Evangile, montrer qu’il est consubstantiel
au Père, il dit : « Vous croyez en Dieu : croyez aussi en moi (
Jn 14 , 1 ) . Car, s’il n’était pas Dieu,
il ne faudrait pas croire en Lui ; par cette parole, il se révèle donc
Dieu aux siens. Donc, selon Paschase Radbert, on ne peut croire
qu’ en Dieu seul. Et il conclut en conseillant
: Ne disons donc pas : « Je crois en la
sainte Eglise catholique », mais, supprimant la syllabe « en », disons
: « Je crois la sainte Eglise catholique »,– fin de citation –
c’est-à-dire, je crois que l’Eglise est catholique,
tout comme je crois – pour reprendre les termes du Symbole
des Apôtres — que la vie éternelle nous
est promise, qu’ il y aura une résurrection
de la chair. Et Paschase Radbert est rejoint par Karl Barth qui
écrit : Je crois au saint Esprit, mais non pas à l’Eglise.Quant
à Henri de Lubac, il considère le eiV Ekklhsian du texte grec du
symbole de Nicée-Constatinople, comme une simple variante littéraire
, sans portée doctrinale. Pourtant, le Credo affirme
que l’Eglise est pour les chrétiens non point objet de croyance
– je crois que demain il fera
beau, mais je n’en sais rien, ce qui s’appelle savoir
– mais de foi et de confiance. Croire en
et non pas croire que ,
c’est toujours croire en quelqu’un , et il arrive
souvent que ce quelqu’un soit un homme : je crois en mon
médecin. On parle toujours de la foi exemplaire d’Abraham en Iahvé au
moment du sacrifice d’Isaac, mais on ne parle jamais de la foi, de la
confiance du petit Isaac envers son papa avec lequel il est prêt à aller
au bout du monde ! Nous croyons en l’Eglise — que nous
considérons à juste titre comme notre Mère, Ecclesia Mater
, donc comme Quelqu’un et non pas quelque chose –
dans la mesure où elle est un être spirituel et non pas seulement une
institution. Croire que … est
à la portée même des démons ! Les démons croient que Dieu
existe et que le Christ est ressuscité ! Nous croyons en
l’Eglise en tant que Mystère , comme Corps
pentecostal du Ressuscité, et non pas commeinstitution
. Une institution ne saurait être ma mère ! Croire que
l’Eglise est sainte revient à croire en elle
comme Epouse du Christ ne faisant qu’une seule chair ressuscitée avec
lui, comme Eglise du saint Esprit, comme lieu divino-humain où l’œuvre
divinisatrice du saint Esprit devient événement pour les hommes. Donc,
je crois en l’Eglise, mais quelle Eglise ? Et
le Credo précise que l3eglise est une.
Or, nous
avons à vivre l’unité ecclésiale simultanément à un moment donné de
l’histoire de l’Eglise, et dans la continuité ininterrompue de la Tradition
ecclésiale. La dimension diachronique de l’unité de l’Eglise, c’est
la dimension sans rupture à travers le temps. Il s’agit de préserver
à tout prix ce qui motiva essentiellement l’intervention du Dieu vivant
de la Bible dans l’histoire des hommes, à savoir la révélation à ces
derniers du mode d’existence même de Dieu. Et comme le contenu de cette
révélation est pour les hommes une pensée dont le propre est de devoir
être vécue, expérimentée, savourée, l’unité diachronique de la Tradition
ecclésiale, sans rupture à travers le temps a pour fin essentielle et
unique, de sauvegarder l’expérience effectuée par chaque personne humaine,
de ce mode d’existence qui est un mode essentiellement trinitaire, tri-personnel.
Toute personne humaine, à l’image des trois divines Hypostases, ne sait
ce qui s’appelle savoir, ne sait pleinement, ne savoure et
ne sent ce qu’est le fait d’être une personne, qu’en expérimentant
sa propre liberté, non point comme une autonomie, comme le fait de se
donner à soi-même sa loi, comme une indépendance, ou une absence de
contrainte, comme une individualité, mais dans la relation vivante et
dynamique à l’Autre, dans l’altérité, c’est-à-dire dans la communion
et l’amour.
Ce qui doit
signifier, pour l’homme vivant en ce début du troisième millénaire,
une communion au passé. Or, notre civilisation hyperindividualiste pense
que l’homme n’appartient pas à son passé mais à son futur, qu’il n’est
guère connaissable qu’à partir de ce qu’il fait présentement et en fonction
de ce qu’il est ici et maintenant, et que le passé n’est qu’un pays
perdu, notamment le passé humain de l’Eglise. Très souvent, pour nos
contemporains, le passé n’est guère plus qu’un trop pesant fardeau dont
le présent doit tendre à se libérer. Pour nos contemporains, le
passé, le présent et le futur ont tendance désormais à n’être plus intimement
mêlés. Depuis Zola, l’hérédité engendre l’anxiété plutôt que la fierté.
Notre propension contemporaine est de situer la vérité, non plus tellement
dans le passé mais dans l’avenir, et, comme l’a écrit excellemment le
P.Congar, non dans ce qui est transmis et donné, mais dans
ce qui est à trouver à partir d’une mise en question de l’acquis .
Une société fondée désormais sur le postulat selon lequel on
n’arrête pas le progrès , a de la peine à comprendre la nécessité
de la communion au passé.
On méconnaît
ainsi le fait qu’en réalité tout homme incarne un passé dans le présent.
Etre un homme, donc aussi un chrétien, c’est être un jour entré dans
une chaîne pour commencer là où d’autres que nous – ancêtres,
pères, patriarches, prophètes, apôtres prédicateurs, évangélistes, confesseurs,
ascètes, selon les termes que nous employons dans la divine liturgie
orthodoxe – là où d’autres que nous ont fini et en sachant bien que
d’autres encore commenceront là où nous finirons. Nous ne pouvons pénétrer
dans l’avenir qu’à reculons, les yeux fixés sur un passé qu’il ne s’agit,
certes, pas de répéter, avec attendrissement et nostalgie, de considérer
comme une momie, mais qu’il s’agit de nous approprier, de nous rendre
présent, d’en faire une réalité fondatrice et nourricière parce que
toujours jeune et vivante, et en lequel nous avons à puiser la sève
qui irriguera, pour le présent et l’avenir, notre pensée et notre action.
Si l’œcuménisme est fondamentalement l’effort des chrétiens pour recomposer
leur unité perdue, cet effort n’est correctement orienté que si l’unité
que l’on cherche à recomposer est située dans le temps de l’Eglise et
pensée dans son appartenance et sa provenance, si l’unité synchronique
est tenue pour totalement inséparable de l’unité diachronique.
Tous ceux
qui actuellement s’engagent dans le mouvement œcuménique visent-ils
l’unité ecclésiale complète, doctrinale et sacramentelle, l’unité dans
la discipline ecclésiastique? Etant bien entendu que l’unité n’est pas
l’uniformité, que l’unité doit être l’unité dans la diversité. Or, il
n’est pas possible de répondre présentement de façon affirmative à cette
question capitale. Et c’est une ambiguïté considérable du mouvement
œcuménique contemporain. Tous les chrétiens engagés dans le mouvement
œcuménique se réfèrent-ils clairement aux affirmations fondamentales
de la foi apostolique et de l’Eglise des premiers siècles, foi en la
divine Trinité, en la rédemption par Jésus Christ, en l’action divinisatrice
du saint Esprit dans l’Eglise ? Trop souvent on n’énonce pas avec une
suffisante clarté le type d’unité ecclésiale que l’on recherche, et
on entretient un certain flou en ce qui concerne les limites de la légitime
diversité. On a parfois l’impression que, pour certains chrétiens, les
affirmations fondamentales de la foi chrétienne sont à mettre quelque
peu entre parenthèses, par exemple l’affirmation que Jésus Christ est
l’unique Sauveur du monde, comme si l’on avait mauvaise conscience d’être
chrétien, comme si l’on éprouvait un certain sentiment de culpabilité
à l’être. L’œcuménisme ne doit pas être le minimalisme doctrinal et
l’indifférence à de telles questions. Il y a également le problème que
pose, aux yeux des Orthodoxes, le fait que tous les chrétiens ne tiennent
pas pour doctrinales les mêmes questions. Pour ne prendre que deux exemples
: la question de l’ordination des femmes ou bien celle de ce qu’il est
convenu d’appeler l’ intercommunionsont-elles de nature
doctrinale ou purement disciplinaire ?
Le climat
de relativisme, de scepticisme et de minimalisme doctrinal en lequel
présentement nous vivons fait que nous n’avons plus guère le courage
de parler de l’hérésie. Ce mot vient du grec airesiV qui signifie : choix,
sélection, tri. C’est l’attitude individualiste par excellence
: je crois ce qui me plaît, je rejette ce qui me déplaît. Je choisis
un élément, un aspect de la vérité totale et je lui donne la primauté
sur la vérité tout entière. J’absolutise un aspect de la vérité au point
d’en faire la vérité de la doctrine et la vérité tout court, au point
de lui subordonner tout le reste. En tant que sélection individualiste
d’un aspect de la vérité, l’hérésie absolutise le relatif et relativise
l’absolu, altère et dénature la vérité totale de l’Eglise et, partant,
anémie, diminue, voire détruit la plénitude de vie que, sans aucun mérite
de sa part, l’Eglise tient de son Epoux divin, sa puissance de déification
et de transfiguration de l’humanité. En tant que manifestation individualiste
de l’être-arbitraire, de l’être-à-part, l’hérésie consiste toujours
à absolutiser la compréhension intellectuelle de la nature aux dépens
de la vérité des personnes et de l’expérience de la relation personnelle.
Si, pour réaliser l’union synchronique avec la totalité de mes contemporains
chrétiens, je dois me mettre à penser, à dire et à faire des choses
que n’eussent certainement pas consenti à penser, à dire et à faire
un Théodore Stoudite et un Maxime le Confesseur, un Jean Chrysostome
et un Basile de Césarée, un Syméon le Nouveau Théologien et un Grégoire
Palamas, j e ne suis plus , comme dit saint Paul, qu’airain
qui sonne ou cymbale qui retentit ( I Co. 13, 1 ).
La préoccupation
de l’union des Eglises procède d’une conception
que je qualifierai d’utilitaire. L’effort des chrétiens désunis pour
recomposer leur unité perdue depuis de nombreux siècles s’inscrit et
se déploie inévitablement dans le contexte d’une civilisation, qui tend
désormais à devenir la civilisation de la planète tout entière. Car
le génie de cette civilisation est devenu un génie cosmopolite grâce
aux sciences et aux techniques dont ce génie est le prestigieux producteur
que nous savons. Or, cette civilisation se caractérise par son esprit
positif, son goût pour l’organisation et l’utilité, son besoin de conquérir
et son sens de l’efficacité. Sa grande faiblesse est la propension à
demeurer à la surface des choses. On peut se préoccuper de l’union des
Eglises avec la même mentalité avec laquelle d’aucuns, en France, s’évertuèrent
jadis à édifier l’union de la gauche, ou bien à la manière dont
présentement on cherche à réaliser l’union de l’Europe : des assemblées
générales, des commissions mixtes internationales, des dialogues bilatéraux
entre délégués des Eglises, des sessions plénières poursuivent avec
méthode et rationalité, en faisant de mutuelles concessions, l’objectif
de l’union des Eglises. Mais pour que l’œcuménisme ainsi pratiqué ne
soit pas seulement intellectuel et rationnel, il faudrait que les idées
contenues dans les accords signés ne soient pas seulement des concepts,
des idées abstraites et générales, mais qu’elles soient expérimentées
et vécues, susceptibles de bouillonner dans le peuple chrétien et de
chercher à se libérer en se répandant en lui et, par lui, dans le monde
entier.
Car une telle
approche peut fort bien passer complètement à côté du problème fondamental
parce que existentiel de l’unité de l’Eglise. Il paraît que dans une
langue comme le syriaque, c’est le même mot qui exprime à la fois l’union
et l’unité. Si j’en crois les spécialistes, dans une telle langue, on
ne saurait concevoir une union qui n’aboutirait pas à l’unité. Ce ne
serait qu’une union manquée. Au contraire, beaucoup de chrétiens d’aujourd’hui
admettent l’idée que les chrétiens présentement désunis, n’ont emporté,
chacun dans son propre schisme, qu’une part de la vérité chrétienne.
Laissons de côté le contentieux qui ne nous a que trop longtemps divisés.
Libre à ceux qui professent le Filioque de le professer
et à ceux qui le refusent de le refuser. Les uns peuvent croire à l’Immaculée
conception tandis que d’autres ne s’offusqueront pas de penser qu’après
Jésus, Marie a pu avoir d’autres enfants. Si d’aucuns veulent s’agenouiller
devant le pape, pourquoi pas, dès lors que les autres ont la liberté
soit de ne le tenir que pour un frère aîné jouissant au maximum d’une
primauté d’honneur et d’humble animation de l’unité ecclésiale, soit
même de ne lui reconnaître aucune sorte d’autorité ? Et pourquoi ne
pas communier fraternellement au même calice, les uns en croyant qu’il
contient la présence très effective du corps et du sang du Ressuscité,
les autres en considérant qu’on peut éventuellement utiliser les restes
de façon profane ? Que telle communauté prenne bien soin de ne donner
la divine communion qu’à des baptisés, et que telle autre accepte, si
elle le veut, de la donner à des gens qui n’ont pas reçu le baptême.
C’est ce que les Anglais appellent la glorious comprehensiveness
qui permet de contenir au sein d’une même Eglise des partis théologiques
et ecclésiastiques fort différents.
Il y a quelques
années, le diocèse catholique de Marseille a voté en assemblée générale
des statuts synodaux. J’y fus invité en qualité d’observateurs. Je fis
part au cardinal de Marseille et à deux prêtres catholiques très ouverts
à l’œcuménisme de mon étonnement qu’on ait prévu des statuts concernant
les relations avec les Juifs et les Musulmans, alors que rien n’était
envisagé concernant les relations avec l’Eglise orthodoxe. On voulut
bien tenir compte de ma remarque, et comme deux samedis étaient réservés
à cette assemblée, quinze jours plus tard il y eut un texte à ce sujet.
Il faut dire que quelques semaines auparavant, j’avais célébré un mariage
avec un vieux prêtre catholique qui n’ayant jamais eu à faire cela,
me demanda de lui communiquer le texte de ma célébration pour qu’il
l’envoie à l’archevêché et s’assure qu’il avait bien le droit d’autoriser
cette double célébration dans son église. Sa totale inexpérience en
ce domaine, malgré son âge, le comblait visiblement d’inquiétude. Je
citai cet exemple au Cardinal et aux deux prêtres qui comprirent tout
à fait la nécessité de prévoir des statuts synodaux pour les relations
avec les Orthodoxes. De la part des Catholiques, ce n’était pas du tout
du mépris pour les Orthodoxes auxquels on aurait préféré les Juifs et
les Musulmans. Simplement, on se disait qu’avec les Orthodoxes l’unité
est déjà réalisée et qu’il faut donc s’occuper d’autre chose, en l’occurrence
du dialogue interreligieux. Et de fait, en janvier 2002, dans le cadre
de la semaine de prière pour l’unité des chrétiens, une conférence,
à Marseille, fut organisée à mon grand regret avec pour titre : L’unité
: une espérance déjà réalisée; le dialogue des religions : une nécessité
spirituelle. Si légitime qu’il soit, le dialogue des religions
ne peut ni ne doit être confondu, si peu que ce soit, avec l’œcuménisme.
Si le 27
octobre 1986, la journée de prière pour la paix dans le monde, au cours
de laquelle des représentants de toutes les religions se retrouvèrent
ensemble, à Assise, ne présentait aucune ambiguïté, la réunion des responsables
religieux du monde entier, qui s’est tenue à Assise encore, le 24 janvier
2002, dans la mesure où elle survenait dans le prolongement de la semaine
de prière pour l’unité des chrétiens, cette rencontre d’Assise a couru
le risque de contribuer à une confusion entre l’œcuménisme et le dialogue
des religions. De trop nombreux chrétiens, à l’heure actuelle, n’aperçoivent
pas la différence de nature qui sépare le dialogue des religions, si
légitime soit-il, et l’œcuménisme. Qu’on organise un colloque – pas
en janvier toutefois – sur le dialogue des religions, pourquoi pas,
mais la question de ce dialogue n’a aucune place dans
le cadre d’une semaine de prière pour l’unité des chrétiens. Le problème
de la primauté dans l’Eglise, celui du mode exact de présence du Christ
ressuscité dans le pain et le vin eucharistiques, le problème de la
place de la Vierge Marie dans l’économie de notre salut, ces questions
peuvent intéresser éventuellement tel ou tel juif ou musulman à titre
individuel, mais ce ne sont pas des questions qui se posent entre chrétiens
et juifs ou musulmans en tant que représentants du Christianisme, de
l’Islam ou du Judaïsme, qui chercheraient ainsi à instaurer une unité
de foi : le chrétien qui cesse de confesser la divinité de Jésus de
Nazareth cesse ipso facto d’être chrétien, et le juif
ou le musulman qui se met à la confesser cesse ipso facto d’être
juif ou musulman. Si l’unité est déjà là qu’avons-nous encore besoin
de prier pour elle ?
Ce qui doit
constituer fondamentalement l’unité de l’Eglise, c’est le fait que chacun
de ses membres possède en commun avec tous les autres le même mode d’existence,
le même mode de participation à la plénitude de vie divine en Christ,
à la déification. Ce qui conteste radicalement l’individualisme qui
ferait de chaque communauté une individualité elle-même composée d’individus.
On peut parler du problème de l’union des Eglises, mais c’est du mystère
de l’unité de l’Eglise qu’il faut parler. Ce mystère est cette réalité
essentielle concernant directement l’être même de l’homme, sa vocation
et sa destinée dont nous parle saint Paul dans son l’épître aux Ephésiens,
que les Orthodoxes lisent chaque fois qu’ils célèbrent un mariage. On
peut fort bien imaginer que soit réalisée l’union des Eglises sans que,
pour autant, la réalité existentielle de l’unité de l’Eglise soit davantage
accessible aux individus humains. L’union des Eglises peut fort bien
ne pas remettre en question la logique individualiste, l’éthique individualiste,
la religiosité individualiste, le salut individualiste, les droits de
l’individu. D’un point de vue orthodoxe, l’œcuménisme ne saurait être
authentique s’il est, si peu que ce soit, individualiste.
Lorsque,
dans le Credo , nous affirmons que l’Eglise est une
, nous voulons dire que toutes les personnes qui la composent –
et non point les individus – ont la même et unique raison d’être ce
qu’elles sont en son sein. S. Augustin parle des chrétiens qui communient
au même corps et au même calice en disant qu’ils sont ceux
qui ont la même manière de vivre . Chaque personne
constitue une unité existentielle particulière, mais elle n’est
pas pour autant réductible à un individu . En
effet, le mode d’existence de cette unité particulière n’est pas autonome,
arbitraire, individuel, encore moins individualiste, mais fondamentalement
personnel et ecclésial. C’est un mode d’existence en communion. Et parler
de mode d’existence, c’est aussi bien parler de mode de pensée, de sentiment,
de volonté, d’action. L’ unité de l’Eglise est
indissociable de la vérité de l’Eglise, qui est
une vérité non pas intellectuelle et notionnelle, abstraite et conceptuelle,
mais existentielle, vécue, savourée et intériorisée, expérimentée vitalement
et sapientielle. Cette vérité n’existe pas dans une égale mesure et
de manière équivalente dans les différentes ramifications du christianisme
historique. L’œcuménisme doit concevoir l’Eglise comme intérieure
, mais non point comme invisible et anhistorique
. Car si l’unité de l’Eglise est de par soi invisible, elle
se dissout dans un relativisme historique pour qui la Tradition ecclésiale
existe dans sa vérité à la fois partout et nulle part.
La finalité
de l’effort œcuménique doit être de recomposer une unité dont l’essence
ne soit pas quantitative mais qualitative. Au 7 ème siècle, lorsque
les monophysites des provinces orientales de l’Empire byzantin étaient
prêts à ouvrir la porte à toutes les invasions, quand le souci principal
de l’empereur byzantin était de se les rallier, fût-ce au prix de compromis
doctrinaux tels que le monoénergisme ou le monothélisme
, quand le pape Vitalien, le patriarche de Constantinople et l’épiscopat
étaient solidaires pour accepter de se soumettre à la consigne impériale
qui était de renoncer à la controverse, c’est-à-dire, en fin de compte,
à renoncer à affirmer en Christ l’existence d’une volonté humaine et
pas seulement divine– ce qui était une concession faite au monophysisme
–, où se situait alors l’unité de l’Eglise ? Dans la personne d’un vieillard
de 80 ans, considéré comme un rebelle et une menace pour l’unité politique
de l’empire byzantin, un vieillard à qui l’on trancha pour cela la langue
et la main droite et qui en mourut. Ce grand et beau vieillard s’appelait
saint Maxime le Confesseur. En ces moments éminemment critiques pour
l’orthodoxie de l’Eglise, ce n’est pas une institution qui sauvegarda
la vérité, ce ne furent pas des réunions d’experts, de commissions et
de sous-commissions, c’est la Vérité qui suscita un prophète solitaire
qui, sur le moment, put donner l’impression d’être la voix de celui
qui clame dans le désert ( Is. 40, 3 et Mt. 3, 3 ), mais en qui l’Eglise
finit par reconnaître la plénitude de sa foi. L’Eglise est une là où
elle est vraie. L’unité de l’Eglise se situe dans la vérité de l’Eglise.
Et je répète qu’il ne s’agit pas d’une vérité intellectuelle et notionnelle,
mais existentielle et sapientielle. Cette vérité concerne un certain
mode d’existence.
C’est pourquoi,
dans le Credo , les Orthodoxes refusent de traduire kaJolikhn
par universelle , mais affirment leur foi en l’Eglise
catholique. Par cet adjectif, ils n’entendent pas l’Eglise catholique-romaine,
au sens confessionnel du mot, mais le fait que, dans son Mystère, en
sa réalité divino-humaine, dans sa vérité existentielle, l’Eglise existe
en plénitude aussi bien en une seule personne ou en un très petit
nombre de fidèles en communion de foi avec la Tradition diachronique
de l’Eglise. Pour dire universel, il y a en grec un autre
mot, celui très précisément qui a donné le mot œcuménisme ,
oikoumenikoV, que nous employons, dans l’Office byzantin, pour désigner
Basile de Césarée, Grégoire de Nazianze, Jean Chrysostome, Athanase
et Cyrille d’Alexandrie, qualifiés de grands évêques et docteurs
universels , … oikoumenikwn Didaskalwn , c’est-à-dire dont le rayonnement
s’étendait à l’époque, à tout l’empire byzantin. C’est le sens que le
mot a également lorsque nous qualifions Bartholomée 1 er de patriarche
œcuménique . Il fut un temps où, dans l’Eglise, il n’y avait ni
Européens, ni Américains, ni Extrême-orientaux, ni Africains mais uniquement
des Juifs, voire des Galiléens. Et pourtant l’Eglise était d’ores et
déjàcatholique . Cet attribut de l’Eglise dans le Credo
ne désigne pas un phénomène quantitatif d’expansion numérique dans
l’espace, mais une réalité essentiellement qualitative bien que visible
et historique. Je ne crois pas en l’Eglise œcuménique ,
mais en l’Eglise catholique .
S’ils parviennent
à jeter sur eux-mêmes un regard loyal, sans complaisance, sans astuce,
un regard décapant, qui met à nu toutes les sinuosités et duplicités,
tous les replis, tous les détours mensongers, tous les recoins par lesquels
les hommes cherchent à résister à la pression d’amour que leur Père
céleste, tout en respectant leur liberté, exerce sur leurs cœurs préconstruits
pour les épousailles divines, s’ils se montrent capables de cela, les
Orthodoxes pourront aider les autres chrétiens à se purifier du juridisme
ou du légalisme qu’ils ont introduit dans leur théologie du salut en
Christ, dans le sacrement de pénitence, dans la façon de se représenter
le mariage et le célibat ecclésiastique, la solidarité entre l’Eglise
militante et l’Eglise triomphante, la relation entre cette dernière
et les pécheurs décédés, le péché et les conditions de la justification,
la catholicité de l’Eglise et la primauté dans l’Eglise, le sacerdoce
et le magistère.
Le mystère
de la rédemption ne saurait être rationalisé en étant conçu, à partir
des notions de satisfaction et de mérite ,
comme une sorte de contrat et de marchandage entre Dieu le Père offensé
par les péchés des hommes, et le Fils, victime qui répare l’injure infinie
subie par le Père, en souffrant et en mourant. Quand on sait le rôle
qu’a joué le concept de mérite – qui ne vient pas de la sainte Ecriture
— dans le conflit qui opposa Luther à l’Eglise romaine de son temps,
on ne peut s’empêcher de penser que le juridisme est bien pour quelque
chose dans la division des chrétiens jusqu’à nos jours. Parler demérite
issu de notre libre-arbitre surnaturalisé par la
grâce, c’est indiquer un type d’action ayant pour conséquence que la
personne à l’égard de qui l’on mérite nous doit, en retour de notre
action, une récompense déterminée. Si l’on dit que l’homme mérite
à l’égard de Dieu, ou même que le Christ a méritépour
nous à l’égard de son Père, on attribue à l’acte libre de l’homme ou
du Christ la propriété de déterminer en Dieu l’obligation de récompenser
son auteur d’une manière bien définie sous peine de se déjuger lui-même.
On en vient alors à parler de droit strict à la vie éternelle pour l’homme en
état de grâce , de participation à la nature divine dans le sens
d’une possession de moyens surnaturels nous rendant capables de mériter
surnaturellement, de rapport de continuité entre l’action surnaturelle
que nous accomplissons et la vie éternelle qui en est la récompense.
Sur les questions du mérite, des indulgences, du purgatoire qui, jusqu’à
aujourd’hui encore, hypothèquent la dynamique des retrouvailles entre
Protestants et Catholiques, les Orthodoxes ont plus de facilité que
les Protestants à saisir ce que les Catholiques ont voulu dire et continuent
souvent à vouloir dire. Mais ils comprennent tout aussi bien que, tel
que cela a été dit, un Protestant n’y peut consentir.
Si, à l’heure
actuelle, en Occident, on ne se confesse plus guère, c’est sans doute
pour une large part parce que la littérature théologique relative au
sacrement du repentir a utilisé trop longtemps, voire utilise encore,
tout un vocabulaire emprunté aux jugements devant les tribunaux : tribunal
de la pénitence, jugement, sanction, réparation, peine, satisfaction.
Le concile de Trente souligne le caractère judiciaire du sacrement de
pénitence. C’est un tribunal où les baptisés doivent se présenter
à titre de coupables. Et le prêtre est appelé à juger en exerçant
un pouvoir de juridiction.
La croyance
au purgatoire, elle aussi, s’est exprimée en Occident dans un contexte
juridique et légaliste. L’existence du purgatoire n’a été définie dogmatiquement
par l’Eglise latine qu’à l’occasion des controverses avec les chrétiens
orientaux, en 1439, au concile de Florence. Et la conception du purgatoire
qui s’est alors exprimée fut étroitement liée aux idées spécifiquement
latines sur la Rédemption : les notions juridiques de dette, de
réparation, de satisfaction furent préférées à celles de purification,
de perfectionnement ou de sanctification.
De même encore,
en ce qui concerne le mariage, un certain légalisme a amené l’Eglise
latine à partir de l’idée que le mariage, si sacramentel qu’il soit,
est un contrat légal qui s’effectue par l’échange des consentements
des deux conjoints considérés comme les ministres du sacrement, le prêtre,
voire le diacre n’étant que le témoin chargé par sa présence d’officialiser
l’engagement simultanément légal, juridique, et sacramentel des époux.
Dans ces conditions, aussi longtemps que vivent les deux époux, même
s’ils cessent de s’aimer, du moment qu’ils ont donné librement leur
consentement, c’est-à-dire dès lors qu’ils ont posé un acte libre de
raison et de volonté, ils ne peuvent plus faire qu’ils ne soient pas
véritablement mariés. Par ce libre consentement, qui est un contrat
en justice, ils sont entrés dans une institution dont ils ne sont pas
les auteurs et le lien qu’ils ont contracté est indissoluble, ayant
Dieu pour invisible mais permanent témoin. Inversement, la mort de l’un
des deux contractants fait disparaître le contrat. Et l’intransigeance
à l’égard du divorce n’a d’égale que l’acceptation sans limitation des
remariages après veuvage.
S’ils consentent
à être humbles et à se convertir, les Orthodoxes peuvent aussi permettre
aux autres formes historiques du christianisme de redécouvrir que la
primauté dans l’Eglise doit être un service sacrificiel de la communion
des Eglises sœurs . D’une manière générale, il est essentiel
que soit toujours sauvegardé le tropoV uparxewV, le mode d’existence
de l’Eglise. Et celui-ci exige que la vérité soit toujours communiquée
dans l’amour et reçue dans l’humilité. Seul ce mode de communication
et de réception de la vérité peut manifester l’Eglise comme icône de
la sainte Trinité et sauvegarder l’existence d’une relation vivante
entre les sièges épiscopaux, entre les Eglises locales. Une
telle relation vivante, organique ne peut exister si la vérité de l’Eglise
procède d’un organe objectivé . Jamais les faits historiques
vécus par l’Eglise ne doivent devenir des principes abstraits définissant
la structure hiérarchique de l’Eglise : ni le fait qu’une Eglise locale
soit de fondation apostolique, ni l’autocéphalie, ni la pentarchie.
Ce serait introduire une conception du
monde dans
ce qui doit être un fonctionnement organique et vivant, animé par la
Vie divine du Ressuscité, par le saint Esprit. La puissance de l’Eglise
ne peut être qu’une puissance s’accomplissant dans la faiblesse, une
puissance de la Croix. La primauté ne peut être que sacrificielle.
C’est un service sacrificiel et humble accompli pour sauvegarder
la communion entre les Eglises locales. L’Eglise locale est bien davantage
qu’une partie, un fragment de l’Eglise universelle. Inversement, l’Eglise
locale est inséparable de l’ensemble des autres Eglises locales avec
lesquelles elle est en communion et constitue l’Eglise universelle.
Il n’y a pas de priorité, ni historique, ni ontologique, de l’Eglise
universelle par rapport à l’Eglise locale ou de l’Eglise locale par
rapport à la totalité des saintes Eglises de Dieu. Le
rapport entre les deux est un rapport de simultanéité et non de priorité.
Je dirai,
pour conclure, que le défit que l’Orthodoxie aura à relever tout au
long du 21 ème siècle sera d’élaborer une vision orthodoxe du monde
à l’intérieur même d’un monde sécularisé. Or, je pense que la possibilité
d’une telle élaboration viendra de l’Occident chrétien plutôt que des
pays traditionnellement orthodoxes. De l’Occident chrétien, parce qu’en
Occident existe désormais une orthodoxie originale, en prise directe
avec la modernité, pour le pire—hélas ! – mais aussi et surtout
pour le meilleur. De plus en plus, dans un pays comme la France, les
Orthodoxes sont confrontés à la nécessité de déconnecter la sphère d’existence
liturgique de la sphère d’existence ethnique. Dans la paroisse dont
je suis le Recteur, il y a des Grecs et des Russes baptisés dans l’Orthodoxie
mais préférant désormais s’exprimer en français dans les célébrations,
des syriens et des libanais, des Catholiques-romains de rite latin ou
oriental, des Réformés et des Luthériens reçus par chrismation dans
l’Eglise orthodoxe, des Musulmans baptisés dans l’Orthodoxie. L’iconostase
et les fresques du sanctuaire sont byzantines, tandis que les fresques
qui recouvrent en totalité les murs de la nef sont slaves. Depuis la
fin de la seconde guerre mondiale, à Marseille, dans la paroisse de
la Métropole de France du Patriarcat œcuménique, il n’y a jamais plus
eu d’année où le nombre de mariages entre deux orthodoxes aurait excédé
le nombre de mariages entre un(e) orthodoxe et un(e) non-orthodoxe.
Et depuis 1980, l’année entière se passe généralement sans qu’ait été
célébré un seul mariage entre orthodoxes.
L’Eglise
est un double mystère de laideur peccamineuse et de beauté incréée,
de corruption satanique et d’incorruptibilité paradisiaque, de ténèbres
et de lumière, de deuil et de joie pascale, de discorde et d’amour,
de chute et de salut, de défiguration de l’image de Dieu en l’homme
et de transfiguration thaborique de la personne humaine selon la ressemblance
de Dieu, de flétrissure et de déiformité. En Christ seulement est pleinement
réalisée l’interpénétration sans confusion de l’humain et du divin formulée
à Chalcédoine. Dans l’Eglise de ceux qui périssent et qui cependant
sont conviés à se laisser emplir par la divine lumière incréée, l’Ennemi
est à l’œuvre et sème à profusion l’ivraie. Cette dualité fondamentale
crucifie notre amour de l’Eglise et notre foi en elle. Epouse du Christ,
l’Eglise n’est grande et belle et éternellement jeune que par l’amour
fou , dont elle est aimée par son Epoux divin. Notre amour du Ressuscité
implique notre amour de la Bien-Aimée qui est conviée à ne faire qu’une
seule chair avec l’Un de la Trinité devenu l’un des hommes, mort et
ressuscité pour que viennent sur les hommes les fleuves d’eau vive de
l’Esprit. L’Eglise est un vase d’argile qui contient le feu divin, un
amas de scories peccamineuses baignant dans la lave incandescente des
énergies divines.
[...]
Il
y a encore, dans les Carpathes, dans la région d’Ivano-Franivsk, le
monastère du Prophète Elie , à Yaremtcha-Dora, et le monastère Saint
André Pervozvannyi , au village de Osmoloda.
Ce
monastère est appelé la laure de la sainte Assomption .
Faut-il entendre Dormition et ne situer la latinisation
qu’au niveau de la traduction française ou bien l’expression ukrainienne
correspondante signifie-t-elle elle-même Assomption et
non Dormition , ce qui signifierait que la latinisation
est allée plus loin ? En effet, la conception orthodoxe du péché
originel est avant tout la conception d’une mortalité héréditaire, amenant
des individus de la race humaine à commettre des péchés, mais ne supposant
aucune culpabilité pour le péché des ancêtres. Marie naquit de Joachim
et non point d’Anne seulement. La mortalité lui fut transmise par génération
naturelle. Et si les Orthodoxes croient que Dieu l’a glorifiée après
sa mort dans son corps même, ils affirment en même temps, en parlant
de Dormition pour désigner la fête du 15 août, que la
servante du Seigneur n’est pas plus grande que son Seigneur, lequel
a expérimenté la mort et la déréliction du tombeau. Elle lui est même
inférieure, en ce sens qu’elle mourut de mort naturelle, donc par nécessité,
tandis que lui, qui n’était pas issu d’une génération naturelle, ne
mourut que parce qu’il le voulut librement, conformément au Dessein
de son Père sur lui, et afin de pénétrer de part en part de sa divinité
notre humanité pécheresse et déchue. Au contraire, l’idée d’une immaculée
conception peut porter à croire que Marie est remontée auprès du
Ressuscité sans être passée par la mort.
En
affirmant la Dormition de la Mère de Dieu, c’est-à-dire
que celle-ci est morte de mort naturelle, l’Eglise orthodoxe indique
que des énergies destructrices se sont développées dans son corps, qu’elles
se sont accumulées concurremment avec celles de la vie jusqu’à provoquer
peut-être un infarctus, par exemple. Certes, jamais aucun concile ne
délivrera le permis d’inhumer de la Mère de Dieu, mais il suffit que
l’Eglise affirme qu’elle est décédée de mort naturelle pour qu’on comprenne
qu’elle a participé avec son corps à l’hérédité adamique, hérédité faite
de mortalité, de fragilité, d’infirmité. Marie n’a peut-être été malade
qu’une fois
dans sa vie, mais il a bien fallu qu’elle le soit pour mourir de mort
naturelle.En tant qu’infirmité de l’être humain, en tant que mortalité,
ce que nous appelons le péché originel est invincible et inéluctable
pour n’importe quel être humain si saint soit-il .
Or la Vierge Marie fut intégralement un être humain Dans le cas
de la Vierge Marie, le péché originel est demeuré en elle sous la forme
de la mortalité, de l’infirmité de l’humaine nature qui nous amène à
mourir de mort naturelle , mais le saint Esprit qui, à
l’Annonciation, l’avait couverte de son ombre , coopéra
avec sa liberté pour réaliser en elle une libération personnelle des
péchés, une impeccabilité personnelle . Marie porte le poids du péché
originel, et simultanément l’idée d’un quelconque péché personnel est
inadmissible dans son cas.
[...]
La
douloureuse question de l’intercommunion
Par
deux fois m’est posée avec beaucoup de foi, sans esprit de protestation
et de revendication, l’inévitable et difficile question de l’ intercommunion.
Mon second interlocuteur me dit – par interprète interposée – que
le Cardinal gréco-catholique de Lviv, a proposé aux Orthodoxes, de communier
ensemble à la liturgie des Présanctifiés, en Carême, dans un esprit
pénitentiel de metanoia et de demande réciproque de pardon.
Je
tâche de répondre d’une façon, non point théorique et intellectuelle,
mais existentielle qui, me semble-t-il, va droit au cœur
de mes interlocuteurs. Je dis que seul l’intellect est clair
et distinct au sens que Descartes donne à ces deux adjectifs et
qu’au contraire la vie est par essence tissée de contradictions.
En
l’occurrence, dis-je à mes interlocuteurs, j’aperçois deux réalités
qui s’entrechoquent lors même que je ne peux sacrifier l’une à l’autre,
parce qu’aucune des deux n’est moins réelle et importante que l’autre
et ne saurait donc lui être sacrifiée.
Il
y a donc en premier lieu le fait que, dans la septième des prières que
nous récitons avant de communier, nous disons : Emoi de to proskollas
J' ai tw Qew agaJon esti, quant à moi, c’est un bien
que d’être fortement attaché à ( d’ être
collé à ) Dieu… Le verbe simple kollaw ,
( kollaw ), dont est formé le verbe proskollasJai ( proskollasthai
) signifie d’abord, coller, souder, appliquer une ventouse. Et
je fais remarquer à mes amis que le verbe grec qui est ici utilisé —
proskollaomai , proskollaomai, est le même que celui qu’on
rencontre dans le livre de la Genèse ( Gn 2 ,
24 ), dans l’épître aux Ephésiens ( Ep. 5 , 31
) ainsi que dans les prières de l’Office du mariage.
Et
je fais remarquer à mes interlocuteurs successifs que, dans sa première
lettre aux Corinthiens, saint Paul va jusqu’à penser à partir du texte
de Gn. 2 , 24 le rapport sexuel d’un homme avec
une prostituée : Ne savez-vous pas que celui qui s’unit
à la prostituée n’est avec elle qu’un seul corps ? Car « les
deux », est-il dit, « deviendront une seule chair » (
I Co. 6 , 16 ). En effet, l’amour humain quel
qu’il soit, où qu’il soit, et où qu’il tende, procède de Dieu, a sa
source en Dieu, part de Dieu. Le mystère de l’amour possède
un caractère divin qu’il ne tire pas de son objet, puisqu’il le possède
lors même qu’il s’adresse aux autres hommes.
Le
mystère de l’amour est un don de Dieu. Il n’y a qu’un seul et même amour,
soit qu’il unisse les hommes entre eux, soit qu’il les unisse à Dieu,
car il engendre en l’homme la même attitude fondamentale de dilection,
il procède de la même source divine, et il tend, fût-ce inconsciemment,
à la même source incréée. Quel que soit le vis-à-vis humain
par lequel il est accueilli , quelle que soit
la pureté plus ou moins impure du miroir qui le réfléchit ,
l’amour est en chacun de nous aspiration à la transparence, besoin d’ouverture
décisive et exigence de don gratuit de soi-même. A la surface de l’âme
humaine, qu’il se fixe sur Dieu ou sur les autres hommes, l’amour ne
procède pas de son fond propre mais de Dieu lui-même. Et, de par soi,
il ne tend à rien d’autre qu’à Dieu dont il procède de manière consciente
ou inconsciente. On ne fait pas l’amour, c’est lui qui nous fait dans
la mesure où il procède du Dieu qui est amour. L’amour d’un homme pour
une prostituée est un amour dévoyé, c’est entendu mais son énergie
ne procède pas moins de Dieu. Il ne s’agit donc pas de chercher
à le détruire mais à le ré-orienter.
Il
y a donc, en premier lieu, cette réalité très forte de la consanguinité,
de la concorporéité, de la consubstantialité, de l’union entre les hommes
que crée la communion eucharistique au même calice, et qui
évoque la puissance et la profondeur de l’union conjugale.
Si
donc je communie dans l’Eglise gréco-catholique, cela signifie que mon
Métropolite, avec qui je suis en consanguinité et concorporéité eucharistiques,
et qui concélèbre avec le patriarche œcuménique, peut concélébrer avec
le cardinal gréco-catholique de Lviv, lequel concélèbre avec le pape.
Or, ce n’est pas encore le cas pour l’instant. Ce n’est
pas avant tout une affaire d’obéissance et de discipline, mais, je le
répète, de consanguinité, de concorporéité, de consubstantialité.
Mais
il y a une seconde réalité, tout aussi réelle, dont les Orthodoxes ne
parlent jamais, et mes interlocuteurs me savent gré d’en parler .
Ou bien je considère que la messe catholique – latine ou orientale –
est vide de contenu proprement eucharistique, qu’elle signifie seulement
que, comme l’écrit Sartre dans La Nausée , un homme boit du
vin devant des femmes à genoux , ou bien je crois que l’Esprit
saint vient effectivement changer le pain et le vin en Corps et en Sang
du Ressuscité. Mais alors se pose une terrible question : je crois
que c’est véritablement le Corps et le Sang du Ressuscité, et je me
garde bien d‘y toucher. C’est donc que le Ressuscité est alors, hic
et nunc , latin ou gréco-catholique, et que n’étant pas le Ressuscité
orthodoxe, moi, qui le suis, je ne peux accepter qu’il entre
sous mon toit que lorsque je suis en mesure de lui délivrer une
attestation d’Orthodoxie. Il y a une contradiction fondamentale
à reconnaître l’ecclésialité, l’apostolicité de l’Eglise catholique,
et à refuser de communier à l’eucharistie qu’elle célèbre.
En bonne logique, refuser la communion devrait signifier la négation
de la réalité de l’épiclèse et donc, en fin de compte, de l’ecclésialité.
De même, il est incohérent de ne pas chrismer un conjoint non-orthodoxe
et de le marier à un(e) orthodoxe, et de lui refuser ensuite la communion.
Actuellement,
il y a ceux qui ne considèrent que la consanguinité, la concorporéité,
la consubstantialité engendrées par la divine communion au même calice
eucharistique. Face à eux, il y a ceux qui sont scandalisés par le fait
de distinguer un Christ ressuscité catholique d’un Christ ressuscité
orthodoxe. Il y a ceux qui raisonnent en bonne logique ,
et il y a ceux qui suivent les impulsions de leur affectivité. La vérité
n’est ni dans la bonne logique , ni dans l’affectivité,
ni dans l’idée que l’acte de communier pourrait être un moyen de faire
advenir l’unité. Sans doute faut-il ne chercher la vérité ni dans l’intellect
ni dans les pulsions, ni dans le souci d’efficacité à tout prix, mais
dans la vie. Or la vie est faite de contradictions qui nous crucifient,
qui mettent à mort en nous l’humain trop humain, mais
qui nous permettent finalement de nous recomposer en uns sphère d’existence
supérieure.