L'APPORT DE LA SYNAGOGUE A LA LITURGIE CHRETIENNE
Conférence
donnée dans le cadre des rencontres
interconfessionnelles de la Cimade (1) , à Paris le 7 Décembre
1962
Le
coup de téléphone qui m'invitait à parler ce soir
me disait simplement : « Parlez de la liturgie, de ses origines,
dans l'Ancien et le Nouveau Testaments. » Mais, à y regarder
de près, il y a fort peu de chose sur la liturgie dans l'ancien
et le nouveau Testament. Ce n'est pas parce que le Livre du Lévitique
dit qu'il faut offrir deux sacrifices quotidiens, matin et soir, avec
un agneau, de la farine mêlée d'huile et une libation de
vin, et qu'il y faut allumer quelques lampes, que nous savons grand-chose
du rituel du Temple. Ce n'est pas parce que les livres des Rois nous
parlent de David et de Salomon, et de ce qu'ils ont décidé
pour l'institution des Lévites et des chantres et la répartition
de leurs offices, que nous en savons davantage sur leur liturgie elle-même.
Ce n'est pas parce que le livre de Daniel dit que ce prophète
priait trois fois par jour, le regard tourné vers Jérusalem,
de sa chambre de Babylone, que nous avons la moindre idée du
contenu de sa prière. Ce n'est pas parce que le livre de Judith
nous raconte que Judith, à l'heure de la prière du soir
(nous dirions aujourd'hui : vêpres), se mit à prier Dieu
pour la réussite de son projet, que nous réalisons ce
qu'était cette prière du soir. Ce n'est pas parce que
l'épître aux Ephésiens nous recommande de nous édifier
par des hymnes et des cantiques spirituels, que nous pouvons nous rendre
compte de ce qui se passait vraiment tout au long des réunions
chrétiennes primitives. Ce n'est pas, enfin, parce que la première
épître aux Corinthiens, au chapitre 11, nous transmet le
fait de l'institution de l'Eucharistie, que nous connaissons pour autant
le rituel eucharistique de l'Eglise de Corinthe. Des énoncés
de tel ou tel service, des indices de tel ou tel rite, oui ; des détails
du service ou du rite en question : peu ou pas du tout.
Je
crois que nous tenons ici un des plus beaux exemples, un des cas les
plus clairs où la Bible ne suffit pas pour comprendre le fait
et entrer dans la vie de l'Eglise en action, dans son action par excellence,
et que, pour ce faire, il faut y ajouter une sérieuse connaissance
de la Tradition. Car si la Bible est pauvre de détails sur la
Liturgie, en revanche la Tradition est très riche sur le donné
liturgique. Notez, par exemple, pour le Nouveau Testament, qu'il y a
presque une génération (on compte 30 ans pour une génération)
entre la mort du Sauveur et le premier écrit du Nouveau Testament.
De l'an 30 à l'an 50, c'est?àdire pendant 20 ans, l'Eglise
a vécu de sa liturgie, sans nous en laisser un mot, le premier
écrit néotestamentaire n'ayant pas encore paru. Il y a
donc lieu de tenter d'en apprendre un peu plus à partir de la
tradition vivante. Et ici notre espoir ne nous décevra pas.
Commençons
par les offices juifs que nous trouvons aux premiers siècles
de notre ère, pour le bon motif que le Christ et les apôtres
ont non seulement connu ces offices, mais les ont fréquentés
avec assiduité et, comme nous verrons par la suite, les ont adaptés
à leurs propres fins. La plus grande source d'information de
cette ancienne tradition juive, c'est la Mishna. La Mishna est le premier
Talmud, ou plus exactement le noyau premier, la couche première
du Talmud, sa rédaction première datant du 2ème
siècle, mais codifiant les us et coutumes du premier siècle,
c’est-à-dire des coutumes soit contemporaines au Christ
et aux apôtres, soit de peu postérieures. Ce premier texte
s'encadrera plus tard d'un commentaire appelé Talmud de Jérusalem,
et plus tard encore d'un second commentaire : le Talmud de Babylone.
Ces deux commentaires de la Mishna primitive n'offrent plus le même
intérêt que le fond premier, c’est-à-dire
la Mishna elle-même. Pourtant même ici, bien des textes
obscurs de la Mishna se trouvent éclairés et expliqués.
Quoi qu’il en soit de ces fonds secondaires de la tradition Juive,
le fond premier représente bien ce que la vie judéo?chrétienne
des premières communautés chrétiennes de Palestine
connaissait familièrement et ce dont elles vivaient elles-mêmes.
Les
premiers services juifs que nous rencontrons sont les deux sacrifices
quotidiens du matin et du soir : Shakharit et Minkha. Ils se tenaient
exclusivement au Temple. Toutefois après retour de la captivité
de Babylone un système fut établi pour associer le peuple
entier de Palestine à ces sacrifices rigoureusement réservés
à Jérusalem notamment le système du Ma'amad. Pour
le comprendre il faut se rappeler que la Palestine était divisée
en douze provinces correspondant aux douze tribus d'Israël. Dans
chacune de ces provinces deux villes avaient été réservées
aux prêtres et aux lévites dont la tribu n'avait pas reçu
de territoire en propre. La Palestine comptait ainsi 24 villes lévitiques,
à raison de deux par tribu, les « mishmaroth » d'Israël.
A tour de rôle, c'est?àdire en pratique deux fois par an,
les prêtres et lévites d'une de ces villes devaient monter
à Jérusalem pour y assurer le service du Temple pendant
une semaine. C'est ainsi qu'il est dit de Zacharie qui habitait une
ville de la montagne de Juda, qu'il remplissait les fonctions sacerdotales
« au tour de sa classe », quand l'ange lui apparut. Les
prêtres et lévites du « mishmar » de service,
ne se rendaient pas seuls à Jérusalem. Ils étaient
accompagnés d'une délégation laïque de leur
ville et de leur tribu qu'ils représentaient, en sorte que tout
le peuple d'Israël par ce roulement prenait part au culte de la
Ville Sainte. Cette représentation, c'est le Ma'amad. Dès
que la pieuse caravane pouvait de la route apercevoir Jérusalem
se profilant haut sur l'horizon, elle commençait la dure ascension
au chant de cette série de courts petits psaumes (ps. 119 à
133 LXX [120 à 134 H]) qui, de palier en palier la conduisait
au but du pèlerinage, et que nous nommons encore cantiques des
« degrés » ou des « montées »
ou psaumes « graduels ». Et, ce n'est pas tout.
En
plus de cette délégation pérégrinante à
Jérusalem, une deuxième délégation, celle-ci
demeurant dans la ville du « mishmar » de service, était
chargée de représenter la tribu à la synagogue
de la ville locale. Car à la synagogue on célébrait
une sorte d'ersatz du service de Jérusalem. Assurément
on n'y pratiquait pas l'immolation de l'agneau, les offrandes de gâteaux
à l'huile et les libations de vin strictement réservées
au culte du Temple ; mais on y répétait tout au moins
les chants psalmiques et les prières qui accompagnaient ces sacrifices
au Temple même, et le sacrifice proprement dit y était
remplacé par une lecture sur l'institution du sacrifice et sur
la création, propre à chaque jour de la semaine.
Après
l'an 70, c’est-à-dire après la destruction de Jérusalem,
ces services synagogaux de Ma'amad se tinrent non plus deux semaines
par an, dans une seule ville à tour de rôle, mais quotidiennement
et dans toutes les villes de Palestine et de la Diaspora à la
fois.
Cette institution du Ma'amad est donc importante pour trois raisons
:
1)
parce que par elle, la synagogue de simple école biblique de
sabbat (semblable à nos écoles catéchétiques
du dimanche), devient une maison de prière et de culte ;
2) parce que, sans, pour autant supprimer la prééminence
du Temple autour duquel tout le culte, reste centré, elle fait
pourtant brèche à l'exclusivité cultuelle du Temple
;
3) parce que ce sont les offices synagogaux de Ma'amad qui seront à
l'origine de nos propres services de Laudes matinales et de Vêpres.
Outre
les deux sacrifices quotidiens du matin et du soir au Temple, nous rencontrons
une cérémonie familiale (« office » serait
trop dire) célébrée le vendredi soir, début
du sabbat. Ce vendredi soir donc, en rentrant du service de la synagogue
dont nous venons de parler, le père de famille demande si tout
est prêt pour le sabbat ; et sur la réponse affirmative,
ordonne d'allumer la lampe pour la cérémonie du Lucernaire.
Tous étant réunis autour de la table pour le repas du
sabbat, la mère de famille ayant allumé la lampe (c’est
son privilège) c’est elle qui introduit solennellement
le luminaire et vient le déposer sur la table, tandis que les
enfants chantent une hymne de joyeuse entrée à la “fiancée-sabbat”
représentée par la lampe. Cette hymne ressemble étrangement
à notre hymne “Lumière joyeuse” chantée
aussi aux Vêpres. Evidemment chez nous le contenu de l’hymne
est transposé dans un registre différent : nous réferrons
la lumière chantée à Jésus-Christ comme
gloire lumineuse du Père, Lumière qui ne s’éteint
jamais. Mais le lucernaire du sabbat avec son allumage de la lampe,
son entrée solennelle, son chant de bienvenue n'en est pas moins
un deuxième legs de la vie liturgique juive à la liturgie
chrétienne.
Aussitôt
après le Lucernaire venait le repas du sabbat. Celui-ci aussi
est une cérémonie religieuse, presqu'un service, comme
le sont encore nos repas monastiques. Le repas se tient normalement
en famille, mais à Jérusalem le chef de la synagogue était
tenu de « célébrer » une telle agape à
la synagogue pour le bénéfice des nombreux pèlerins
dont Jérusalem ne désemplissait pas.
Avant
que le repas ne commence officiellement, c’est-à-dire avant
qu'on se mette à table et que le président ne prononce
la bénédiction du repas, on passait au buffet pour une
petite consommation, nous dirions aujourd'hui l'apéritif. Beaucoup
d'exégètes se sont étonné que saint Luc,
qui se dit chronologiste minutieux, ait mentionné une coupe de
vin avant la fraction du pain aussi bien qu'une autre coupe après
le souper. Mais saint Luc, de fait, est très exact dans sa chronologie,
et cette première coupe n'est autre que la consommation préliminaire
dont nous parlons. Dès qu'on s'est mis à table, le président,
en signe d'hospitalité, rompt un petit pain, et en distribue
les fragments entre les convives. C'est par ce geste que le Seigneur
commanda à ses disciples de manger son corps. Puis suivait le
repas proprement dit, et à la fin du repas avait lieu la cérémonie
que saint Paul appelle « la coupe de bénédiction
», terme technique que tout juif comprenait sans autre explication.
Pour
cette dernière coupe du repas, tout le monde se levait. Le président
suggérait à l'assemblée ce que familièrement
nous pourrions appeler aujourd'hui « le toast à Dieu »,
action de grâces pour le sabbat ou pour la fête du jour,
action commune dont le président lui-même doit se faire
l'interprète, mais non sans l'assentiment exprimé de la
compagnie qu'il représente et dont il est le porte?parole. «
Avec votre assentiment, rendons grâce au Seigneur ! » «
Cela est digne et juste ! » Suivait la prière d'action
de grâce dont la structure est restée le modèle
des anaphores chrétiennes quoique la teneur, encore une fois,
en ait été complètement transposée. Troisième
legs liturgique de la Synagogue à l'Eglise.
Le
service de Vêpres (Minkha) à la synagogue, le Lucernaire
et l'Agape familiale ou synagogale se passaient le soir du vendredi,
à l'ouverture du sabbat, ou des fêtes. Voyons maintenant
quels sont les services de la synagogue au jour même du sabbat
et de la fête.
Tout d'abord un office du matin, ersatz du sacrifice matinal offert
au Temple (Shakharit), service parallèle à l'office du
soir dont nous avons déjà parlé et dont nous ne
dirons rien de plus, sinon que lui aussi sera à l'origine de
notre propre service de Laudes matinales (Héothinon ou deuxième
partie des Matines byzantines).
Vient
ensuite pendant la matinée, le grand service de Parasha, la Synaxe
de Catéchèse. Ce service comprend trois lectures bibliques
entrecoupées de psaumes : 1ère leçon, 1er psaume,
2ème leçon, 2ème psaume, 3e leçon, Homélie,
et enfin les grandes litanies ou Prières finales.
Les
lectures allaient en ordre descendant d’importance : d'abord la
Loi ou Torah, puis les Prophètes, enfin les Hagiographes ou Livres
sapientiaux. A ce service-ci notre Seigneur et les apôtres sont
dits explicitement dans l'Evangile avoir assisté assidûment.
A ce service de Parasha, le Seigneur commence son ministère de
prédicateur dans la synagogue de Nazareth, en prenant le rouleau
d'Isaïe et s'appliquant à lui-même la péricope
du jour ; c’est à la synagogue de Capharnaüm qu'il
prêcha les jours de sabbat, dès qu'il eut choisi cette
ville comme sa résidence. Sur les murs de cette synagogue nous
pouvons encore voir les traces d'une fresque représentant une
corbeille de pain. Or c'est précisément à cet endroit
que Jésus prononça le discours où il se donne comme
le pain de vie descendu du ciel (Jn 6). Il a prêché dans
les synagogues de Galilée, y faisant la plupart de ses miracles
à l'issue du service : l'exorcisme de l'esprit impur, la main
desséchée, la femme à la perte de sang depuis 18
ans. Il n'y a aucun doute possible sur l'identité de ce service
comme étant celui de la Parasha, car les services pro-sacrificiels
du matin et du soir n'ont été introduits à la synagogue
à titre courant qu'après l'an 70.
Saint
Paul, lui aussi, dans ses voyages missionnaires, commençait régulièrement
par se rendre au service de la synagogue le jour du sabbat, pour donner
d'abord aux Juifs l'occasion d'entendre la bonne nouvelle du Royaume
advenu dans le Christ. Régulièrement il se faisait excommunier,
et ne fondait qu'alors sa propre communauté, qui pour les Juifs
prenait l'aspect d'une synagogue dissidente et hérétique.
Toujours est-il qu'il commençait fidèlement par l’assistance
à la Parasha du sabbat, équivalant au service du dimanche
matin chez nous. Les Actes des Apôtres mentionnent ainsi certaines
des synagogues où Paul prêcha : Salamine, Iconium, Damas,
Thessalonique, Corinthe, Ephèse etc... Nous verrons plus loin
que ce service juif a été repris par l'Eglise chrétienne
pour former la première partie, la partie catéchétique,
de notre Liturgie ou Messe aujourd'hui. La Parasha est donc un quatrième
legs de la Synagogue à l’Eglise.
Outre
le grand service de Catéchèse dans la matinée du
sabbat, avait lieu les jours de fête un service d’offrande
qui s’appelait le sacrifice de Mousaf (Mousaf signifie “supplément”)
parce qu’il complétait, supplémentait, les sacrifices
“perpétuels” ou quotidiens du matin et du soir.
D'abord
célébré seulement aux trois grandes fêtes
primitives d'Israël : celle des pains azymes juste avant la Pâque,
celle de la Moisson, et celle de l'Engrangement (quand, les travaux
de l’aire et du pressoir achevés, les récoltes sont
emmagasinées dans les granges et les celliers) Mousaf se vit
plus tard célébré aussi aux autres fêtes
: nouvelles lunes, jour de l’Expiation, nouvel an …). Le
rabbins des 2ème et 3ème siècles cités dans
la Mishna font remarquer que le sacrifice de Mousaf est en soi plus
important que les sacrifices du matin et du soir, parce qu’ils
est la continuation de l’antique Convocation (Qahal) dont il est
tant de fois parlé lors des pérégrinations du peuple
de Dieu au désert. Cette Convocation solennelle devant la tente
« d'assignation » ne se faisait que pour des motifs graves
et en des occasions toutes spéciales, le plus souvent pour y
voir ratifier un nouveau pacte avec le Seigneur. Aussi le peuple ne
s'y présentait-il pas les mains vides. Si les sacrifices du matin
et du soir étaient offerts par les prêtres et lévites
au nom du peuple, ici le peuple lui-même apportait directement
ses offrandes en personne. C'est de ce sacrifice d'Alliance que parle
le psaume 49 (50 H) où Dieu dit : « Rassemblez pour Lui
ses saints fidèles qui ont fait alliance avec Lui par les sacrifices.
»
Nous
avons dit plus haut que le rite premier de l'Eucharistie chrétienne
a été pris au repas du sabbat. Mais si son côté
rituel vient du repas familial, ses connotations intentionnelles, son
but, son sens se greffent directement sur le sacrifice d'alliance qu'est
le Mousaf. Il n'est pas jusqu'aux règles secondaires de Mousaf
qui ne seront reprises dans la législation canonique chrétienne
sur l'Eucharistie. Mousaf doit se célébrer dans la matinée,
après le service du matin et avant midi. Si l'Eucharistie chrétienne,
très tôt détachée de l'agape familiale ou
synagogale du soir, s'est vue rattachée d'abord à l'office
de l'Antelucanum, à l'aube (nous dirons un mot de ce service
plus loin), c'est que durant les trois premiers siècles, le dimanche
férié légal n'existe pas encore, et que la grande
majorité des fidèles, de condition humble ou même
esclaves, ne peuvent échapper à leurs obligations de travail.
Mais avec la libération de l'Eglise et l'érection du dimanche
comme jour férié légal, l'Eucharistie se voit aussitôt
déplacée une seconde fois, et alignée sur l'heure
de Mousaf dans la matinée, entre tierce et midi. De même
la Mishna exige qu'on reste à jeun pour le sacrifice de Mousaf,
et l'Eglise reprendra cette norme pour en faire la loi du jeûne
eucharistique. A tous ces titres Mousaf se présente comme un
cinquième legs de la Synagogue à l'Eglise.
A
côté des services publics : pro?sacrifices du matin et
du soir et sacrifice de Moussaf à la synagogue, à côté
des cérémonies semi-publiques ou familiales : lucernaire
et agape eucharistique en famille ou à la synagogue, il y a aussi
les prières privées.
Le juif pieux priait traditionnellement deux fois la nuit, une première
fois au coucher, une seconde fois au lever. Sa prière du coucher
et du lever consistait dans la récitation du Shéma : «
Ecoute, Israël, le Seigneur ton Dieu est l’unique …
etc. » (Deut. 6:4?7). Ni dans la Bible, ni dans la Mishna, il
n'est parlé d'une troisième prière obligatoire
au milieu de la nuit, quoiqu'elle fût probablement un usage des
juifs les plus pieux. A ce titre elle est indiquée en plusieurs
endroits des psaumes : « La nuit, je fais mémoire de ton
Nom …» « au milieu de la nuit, je me lève pour
Te louer, à cause des décrets de ta justice. » (Ps.
118 [119 H]). La délégation du Ma'amad monte à
Jérusalem en apostrophant prêtres et lévites : «
Et maintenant pendant la nuit, serviteurs du Seigneur, bénissez
le Seigneur, vous tous qui veillez dans la maison du Seigneur »
(Ps 133, 134 H). Il y a aussi le fait que dans la première tradition
chrétienne cette prière du milieu de la nuit est imposée
d'une façon catégorique (Didaché, Tradition apostolique
d'Hippolyte). Or il est peu probable que seule cette prière-ci
soit une invention chrétienne alors que tout ce que nous avons
passé en revue qu'ici à une origine pré?chrétienne.
Il
y a aussi trois prières de jour. Ici le juif pieux récitait
la Tephillah, sorte de litanie appelée encore «les 18 Bénédictions»,
dont trois clausules au moins ressemblent étrangement à
trois demandes du Notre Père. Nous retrouvons ces trois heures
de prière dès la tradition apostolique : le jour de Pentecôte
trouve le collège apostolique en prière à l'heure
de tierce (9 h. du matin) ; midi trouve saint Pierre priant en privé
sur la terrasse de son hôte à Joppé (aujourd’hui
Jaffa, Tel?Aviv) ; none (15 h.) vit Pierre et Jean monter au Temple
pour la prière de none. Toutes ces heures privées feront
partie des dévotions monastiques, souvent même paroissiales.
Tous
ces services publics, ces cérémonies semi?publiques et
prières juives privées, nous les avons donc retrouvés
dans l’Eglise chrétienne, soit simplement adoptés,
soit encore adaptés, soit enfin augmentés d'innovations
propres. Il nous reste à dire mot d'une de ces adoptions, d'une
de ces adaptations et de l’une de ces innovations.
L'adoption des sacrifices du matin et du soir.
Nous avons dit que les sacrifices du matin et du soir, de Shakharit
et de Minkha, sont à l’origine des Laudes matinales et
des Vêpres chrétiennes (en ce dernier cas, encadrant le
Lucernaire d’origine familiale). Il est remarquable toutefois
que de cette adoption il n'y ait pas de trace avant le 4ème siècle.
Pendant les trois premiers siècles, seul le Lucernaire (noyau
archaïque des Vêpres futures) et l'Antelucanum de l’aube
(dont explication plus loin), sont les pièces de résistance
de la vie liturgique avec l'Eucharistie. Puis subitement au 4ème
siècle, Laudes et Vêpres s'affirment avec universalité
géographique et une telle prééminence de statut
ecclésial que ces deux nouvelles Heures canoniales éclipsent
même le vénérable Antelucanum en Occident. Le fait
n'a pas été suffisamment remarqué par les liturgistes,
et demande une explication. L’explication réside dans une
mentalité chrétienne primitive, qui si elle est tout ouverte
aux cérémonies juives tant synagogales que familiales,
ne l'est plus du tout quand il s'agit de rites émanant du Temple.
Le sacrifice du Temple étant aboli, les sacrifices d'animaux
étant périmés, le voile du sanctuaire étant
déchiré devant l’unique sacrifice du Seigneur, les
apôtres et les premiers chrétiens ne veulent plus rien
entendre ni rien emprunter au rituel du Temple. Il faudra attendre le
4ème siècle quand Jérusalem, après plus
de deux siècles d’abandon, depuis sa destruction en l’an
70, puis celle de 135, refleurira avec les pèlerinages initiés
par sainte Hélène. Pour lors tout danger de judéo-christianisme,
de reprises directes de rites du Temple, est totalement écarté.
Dès lors certaines idées très générales,
que la lecture biblique rappelait et que le site de Jérusalem
rappelait encore davantage, pouvaient être relevées sans
crainte. C’est ainsi que ce 4ème siècle ressuscite
l’idée des encænia ou dédicaces d’églises
(Tyr, Césarée, Jérusalem). C’est ainsi également
que naît l’idée de Vêpres et de Laudes matinales
comme renouveaux lointains de Minkha et de Shakkarit. Mais cette fois,
au lieu de l’agneau immolé, de l’offrande de farine
et de libation de vin, c’est au cierge du Lucernaire qu’on
rattache l’idée d’offrande. Tertullien et Hippolyte
nous décrivent déjà la cérémonie
du Lucernaire chrétien où l’autorisation d’allumer
la lampe revient cette fois à l’évêque au
lieu du père de famille ; où le privilège d’allumer
le cierge et de l’introduire à la table passe de la mère
de famille au diacre (2) ; où l’action de grâce du
lucernaire revient de droit à l’évêque. Avec
saint Augustin le sens de l’offrande s’est définitivement
attaché au cierge du lucernaire et en Afrique ce n’est
plus le diacre seulement qui l’offre mais chaque fidèle
offre le sien, un peu comme il apporte son petit pain et sa burette
de vin pour l’Eucharistie. C’est ainsi que saint Augustin
nous apprend que Monique offrait son cierge lucernaire tous les jours.
Au rite byzantin l’entrée du lucernaire se fait encore
aux Vêpres des dimanches (le samedi soir) et des fêtes,
quoique réduite à sa plus simple expression ; le cierge
y est porté par l’acolyte comme s’il ne s’agissait
que d’un hommage processionnel, le prêtre (ou le diacre)
se réservant l’encensoir. Cependant le souvenir du cierge
s’est perpétué les jours de Carême, quand
la liturgie des Présanctifiés suit les Vêpres :
entre deux leçons qui suivent l’entrée du lucernaire,
le prêtre bénit encore solennellement l’assistance
avec le cierge du lucernaire et par ces mots : “La Lumière
du Christ éclaire tout.” De même le sacrifice de
l’encens n’est pas inconnu de la tradition chrétienne
: la présentation de l’encens à l’autel s’accompagne
des versets solennels du psaume 140 (141 H) : “Que ma prière
s’élève comme l’encens devant Toi et l’élévation
de mes mains comme le sacrifice vespéral.” En occident
l’entrée solennelle du cierge ne s’est conservée
qu’une seule fois par an, mais cette fois avec beaucoup de solennité,
au début de la Vigile pascale : le prêtre ayant béni
le feu nouveau et le cierge au narthex de l’église, le
diacre ouvre la procession et amène le cierge du narthex à
l’ambon ; par trois fois, au fond de l’église, au
milieu de la nef et au pied de l’ambon, il annonce chaque fois
sur un ton plus élevé : “Lumière du Christ
!” En d’autres lieux le lucernaire a gardé son aspect
familial : c’est ainsi qu’aux monastères romains
du 8ème siècle le lucernaire se faisait au réfectoire
après Vêpres mais avant le repas. A Milan il garde son
caractère ecclésial hérité du lucernaire
synagogal, mais il ne s’insère pas au cœur des Vêpres
entre la psalmodie monastique et les Litanies finales : il prend place
avant les Vêpres.
L'adaptation
du rite de l'imposition des mains.
Nous
avons déjà parlé de divers rites juifs adaptés,
transposés soit par notre Seigneur lui-même (tel le sens
de la Fraction du pain et de la Coupe de bénédiction au
repas du sabbat), soit par l’Eglise (tel le chant de « Lumière
joyeuse »). On pourrait faire la même remarque pour d'autres
rites sacramentaux, eux aussi adoptés de l'usage juif. C'est
ainsi que le Baptême de simple pénitence connu des juifs
et pratiqué par saint Jean-Baptiste prend un sens très
différent de matrice de vie chez l'évangéliste
Jean, de mort et résurrection chez saint Paul. C'est surtout
le rite de l'imposition des mains qui s'enrichit de multiples sens en
passant dans la tradition chrétienne. Chez les juifs il est surtout
employé pour symboliser le transfert du pouvoir d'une personne
à une autre ; du roi à son ambassadeur, du père
à son fils. C'est ainsi que, par l’imposition des mains,
le vieil Isaac confère au jeune Jacob le droit d'aînesse.
C’est ainsi encore que saint Paul rappellera à Timothée
le charisme d’ambassadeur, de schaliach, qui est en lui de par
l'imposition mains. Mais dans la tradition chrétienne le même
rite revêt bien d'autres sens : Jésus bénit les
enfants par imposition des mains, guérit les malades par imposition
des mains. Il ordonne à ses disciples d'en faire autant, et après
lui saint Jacques renouvellera le précepte aux anciens de l'Eglise.
Geste de bénédiction, de consécration, de transmission
de pourvoir, de collation d'autorité représentative, l'imposition
des mains sera encore adaptée à d'autres significations
: geste de rémission des péchés et de pardon ;
tout geste de collation du Saint-Esprit et de ses dons. C'est par l’imposition
des mains que les apôtres octroieront le Saint-Esprit aux Samaritains
pourtant déjà baptisés.
L'innovation
de l'office de l'Antelucanum.
Le
résultat de notre enquête montre donc pratiquement que
nos rites sacramentaux, nos grandes heures canoniales de l’Office
divin, nos prières privées des petites heures canoniales,
sont des legs adoptés ou adaptés de la pratique liturgique
juive. Il y a pourtant une exception à la règle : l'office
dominical d'avant l’aube que, Pline, Tertullien et saint Cyprien
s'entendent à appeler Antelucanum (office d'avant la lumière).
Cet office n'a pas d’antécédent direct ou indirect
dans la tradition Juive ; il est purement d'origine et d'inspiration
chrétiennes. Pline le définit comme “hymne chanté
au Christ comme Dieu”. Ceci laisserait supposer un chant du type
doxologique apparenté au Gloria in excelsis ou semblable au Te
Deum plus tardif. Saint Cyprien le décrit comme un office s'adressant
au Christ en tant que ressuscité, et c'est bien cette caractéristique
qu’il présente à Jérusalem au temps de la
pèlerine Ethérie . Son ordo ici comporte trois cantiques
de l’Ancien Testament, un encensement de toute l’église,
une lecture se référant à la résurrection
du Sauveur, la vénération de l’Evangile. C’est
précisément le même ordo que garde l’office
dominical et festif du Polyéléos byzantin ; c’est
aussi celui du 3ème nocturne dominical et festif à l’office
monastique en Occident. Dans les trois cas, celui d’Ethérie,
du Polyéléos byzantin et du 3ème nocturne bénédictin,
l’Evangile ne doit pas être lu par le diacre mais par l’évêque
(Ethérie) ou par l’Abbé ( saint Benoît). L’Antelucanum
est une innovation chrétienne qui se détache comme une
exception à la règle d’adoption et d’adaptation
qui a fait la toile de fond de notre panorama.
Evêque ALEXIS van
der Mensbrugghe.